La peur est un bon signe
Place des abbesses, septembre 2008. Je m’en souviens comme si c’était hier, la peur m’a tellement marquée que je n’ai pas besoin de voir la photo pour sentir l’adrénaline monter. C’est pourtant la plus simple ou la plus idiote des anecdotes. Pour la première fois de ma vie, je m’apprêtais à demander à un jeune homme bien plus grand que moi si je pouvais le prendre en photo.
Je ne sais pas bien pourquoi je lui ai demandé à lui, spécifiquement. Il est peut-être juste passé au moment où j’ai pris mon courage à deux mains. Peut être que je le trouvais élégant ou original, peut-être avait-il un visage amical et une démarche pas trop pressée.
Il s’est arrêté, s’est retourné, a souri en répondant un simple : “si tu veux”. Dans mon souvenir, il aurait presque haussé les épaules. J’ai fait la première photo qui m’est passée devant les yeux, le coeur à cent mille. Je suis reparti surpris par tant de facilité, souriant à ce qui s’ouvrait maintenant devant moi.
Treize ans plus tard, après quelques centaines de milliers de photos, régulièrement dans la rue ou un lieu public, je peux vous dire que cette peur initiale est toujours là. Elle est amoindrie, elle est apprivoisée, je sais comment la surmonter, mais elle est toujours là. Cette peur est celle qui me souffle à l’oreille les mauvaises excuses pour ne pas aller faire ces photos : “je ne veux pas les déranger, je ne voudrais pas être vu, cette photo ne vaut pas le coup”. Je pourrais en citer deux cents autres, on trouve toujours des raisons de ne pas y aller, c’est toujours la peur qui nous freine.
C’est certainement une question de personnalité, je connais des photographes qui n’ont aucune peur apparente, ou qui se foutent éperdumment de comment les autres pourraient réagir. Pour moi, la photographie est un moyen de m’ouvrir sur les autres. Je parle, j’explique, je commente la scène, je pose des questions. Racontez-moi votre histoire, si vous avez le temps je l’aurai toujours pour vous.
Après avoir initié à la photographie de rue des centaines de photographes en voyage, dans les rues de New York, de Sienne ou de Paris, je sais que cette peur est toujours présente. La peur est le principal objet de mon travail de formateur pour les débutants en photographie de rue, quelle que soit la personnalité qu’ils adoptent une fois cette difficulté initiale franchie.
Il y a quelques semaines, au début du second jour de ma formation à Paris, j’identifiais Maria, une participante qui n’avait pas réussi à surmonter sa peur sur la première journée. Ses photos de la veille en étaient de faciles témoins. Je lui proposais de l’accompagner lors du d’ébut de notre marche, rue des petits carreaux, pour lui montrer la méthode et l’inciter à procéder elle-même juste après. Je cherchais à la débloquer, je n’ai pas été déçu.
La méthode lorsque l’on débute est toujours la même : demandez la permission de faire un portrait. Quand vous aurez demandé dix fois la permission, vous serez plus à l’aise pour passer à l’étape suivante : faire la photo PUIS demander la permission de garder la photo.
Je m’exécutais donc, Maria juste à mes côtés, je cherchais un personnage qui m’intéresse assez pour lui demander une photo. Avec l’expérience, j’ai appris à toujours aller vers celui ou celle qui me fait le plus peur. Non pas parce que la personne est menaçante, je cherche en réalité à écouter ma peur, parce qu’elle est toujours un signe.
La peur est le signe que j’ai vu une photo intéressante, que j’ai vu un personnage qui m’intrigue, pour des raisons que je n’ai même pas besoin d’analyser. J’ai peur de faire la photo justement parce que je sens qu’il y a une bonne photo à faire. Si je n’ai pas peur d’y aller, et bien c’est que je peux passer mon chemin et que le sujet ou la scène ne m’intéresse pas. Le monsieur d’un certain âge en train de boire un whisky en terrasse de la rue Montorgueil a été charmant, et je crois bien que la photo n’est pas mauvaise du tout.
La réaction de Maria a été foudroyante. Elle a commencé par aborder un couple d’américains qui lui ont signifié qu’elle pouvait photographier si elle ne les interrompait pas dans leur conversation. Une heure plus tard, je retournais chercher Maria tous les 1/4 d’heure pour qu’elle rattrape le groupe. Elle donnait ses coordonées à une jeune femme pour aller photographier un événement ou prenait le téléphone d’un basketteur dont elle avait mitraillé le match. Maria était débloquée et partait en souriant à l’aventure, quand quelques heures plus tôt elle n’osait pas lever la tête de l’appareil pour parler à des inconnus.
C’est aussi simple que ça. Une fois apprivoisée, la peur devient le signal qu’une photo qui m’intéresse se cache quelque part par là. À chaque fois que je cède à la peur, en réalité je manque une occasion d’avoir une excellente photo. Présentée ainsi, la peur est ma meilleur alliée en photographie de rue.
La peur est un bon signe.