Photographie de Rue au Féminin : Talents occultés et quête de reconnaissance

Celia D. Luna, Cholitas

Le 08 mars arrive et cela fait plusieurs semaines que je me demande comment, en tant que femme, freelance, voyageant à l’étranger, je pourrais faire valoir mes droits. En faisant grève ? Qui va s’en rendre compte ? En allant manifester ? Je suis à Lobitos, un village de 1500 habitants au milieu d’un petit désert péruvien : à qui vais-je réclamer des mesures pour enfin me sentir en sécurité à la maison, au travail mais surtout dans la rue ? 

C’est là que je me suis souvenue qu’il y a quelques semaines, Genaro m’a dit que l’audience de sa chaîne Youtube était composée d’environ 80% d’hommes. Et en fait, ce n’est pas vraiment une surprise. Saviez-vous que 63% des personnes qui sont diplômées d’écoles de photo sont des femmes ? Comment explique-t-on alors qu’elles ne représentent que 20% des artistes exposés ? Comment de l’école au travail, s’évaporent-elles pour laisser la place aux hommes ? À votre avis, est-ce vraiment une question de talent ? Bien sûr que non, c’est une question d’éducation, de place dans l’espace public et d’invisibilité. Je vous explique.

1- Les barrières d’une éducation genrée 

Vivian Maier, Self-Portrait

Confiance en soi et visibilité : les défis de l’auto-promotion

Dans l’enquête de Biljana Stevanovic, Pierre Grousson et Alix de Saint-Albin intitulée “Orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons au collège. Évaluation d’un dispositif de sensibilisation aux métiers non-traditionnels.” les chercheurs reconnaissent que : “Dès leur prime enfance, les filles apprennent l’obéissance, la docilité, l’attention à autrui, l’usage limité de l’espace ; les garçons apprennent la compétition, l’affirmation du soi, l’usage plus libre de l’espace.” Cela implique notamment que les jeunes filles aient tendance à se sous-estimer par exemple. Elles vont donc avoir plus de difficultés à négocier leur salaire, reconnaître leur talent et le valoriser. 

L’étude “Teacher behavior and student achievement. Handbook of research on teaching” (1986) de Brophy & Good, psychologues, révèle que les garçons reçoivent beaucoup plus d’attention que les filles en classe. Cette différence d'interaction crée un terrain inégal dès les premières années de socialisation et contribue à façonner une perception de soi limitée pour les petites filles en primaire. Être moins interrogées implique qu’elles s'entraînent moins à parler en public et qu’elles devront trouver d’autres moyens pour développer leur confiance en soi.

Alors, évidemment, je ne me souviens pas de mes années à l’école primaire. D’ailleurs, même si j’étais déjà bien revendicative, je ne pense pas qu’à 7 ans j’étais capable de conscientiser à qui Madame Hiver, mon institutrice de CE1, accordait plus ou moins de temps de parole. Nous l’avons tous et toutes intériorisé, mais si je vous dis que vous aurez moins de chance d’être interrogé qu’un ou une autre quand vous levez la main, quelle valeur cela donne à votre parole ? Comment venir prendre position, comment vous montrer lorsqu’on vous a si peu donné la parole ? 

Cela reste un seul exemple et il est toutefois indéniable que les biais éducatifs existent et sont diffusés bien avant même la naissance d’un enfant. Ce sont ces expériences, qu’elles aient lieu à la maison ou à l’école, qui vont venir déterminer le comportement des personnes une fois adulte.  

La quête de légitimité dans un monde masculin 

Et si la société entière accentuait ces différences ? L’enquête d’Irène Jonas “La photographie de famille : une pratique sexuée ?” (2010), fait état de la représentation des femmes dans la publicité. Elle pointe en particulier un spot de Kodak des années 60. Si les femmes sont bien présentes dans les publicités, l’image qu’il leur est donné est loin de les encourager à faire d’elles de grandes photographes. Elles tiennent l’appareil maladroitement, curieusement, alors que leur mari, eux, l'œil vif, sont prêts à photographier avec aisance ! 

Ces images, aussi anodines soient-elles, ont des conséquences. Edith Brenac, chercheuse en sciences sociales, en 1983, souligne la tendance que l’on a à associer la maîtrise technologique aux hommes. Cela exclut naturellement l’intérêt que les femmes pourraient y porter puisqu’on leur enseigne qu’elles n’y comprendront rien. 

C’est par ces petites touches successives que les biais de genre s’immiscent dans nos têtes et dans nos vies. Nous ne nous en rendons pas compte, mais ils sont là, bien présents, et viennent limiter nombreux de nos comportements, autant chez les hommes que chez les femmes. Les conséquences pour ces dernières étant beaucoup plus graves et durables. 

2- L’Espace public : un terrain réservé aux hommes

N’avez-vous jamais dit à votre sœur, mère, cousine, amie, épouse : “Fais attention quand tu sors le soir !”. L’avez-vous déjà dit à votre frère, père, cousin, ami, époux ? Et même si la réponse est “oui”, il est fort probable que vos inquiétudes soient différentes et/ou que vous ayez davantage le réflexe de le dire quand il s’agit de femmes. 

Julia Coddington, Into the Light

Ce conseil, donné avec bienveillance, révèle pourtant une profonde inégalité dans la manière dont nous percevons la sécurité dans l’espace public selon notre genre. Ce dernier est plus hostile pour les femmes que pour les hommes. 

Marylène Lieber, sociologue, souligne que les hommes occupent une place plus détendue et permanente dans les lieux publics. Ils peuvent se permettre d’être statiques, d’observer, de se détendre, sans sentir le même niveau d’urgence ou de menace. En contraste, les femmes utilisent l’espace public majoritairement comme un lieu de transition. Elles restent en mouvement, non pas par choix, mais comme stratégie pour minimiser l’exposition à des interactions potentiellement dangereuses ou inconfortables. Et ce, entre autres stratégies, comme celle de mettre des écouteurs, de ne pas s’arrêter pour chercher son chemin, et j’en passe ! Je suis concernée par ces stratégies et je suis sûre que si vous demandez aux femmes autour de vous, elles pourront les valider ou vous en donner d’autres. Essayez pour voir. 

Approfondissant le débat, l’autrice Virginie Despentes adopte une perspective particulièrement tranchée concernant ses déplacements extérieurs. Elle souligne avoir pris pleinement conscience que sortir de chez elle implique un risque d'agression. Face à cette réalité, elle se voit confrontée à deux options : demeurer cloîtrée chez elle ou choisir d'embrasser ce risque. J’ai toujours su que je n’étais pas en sécurité dans la rue, j’ai toujours dit à mes amies de m’envoyer un message en arrivant chez elles. Toutefois, ce passage de la série Valeria m’a fait froid dans le dos. Pourquoi ? Parce que malgré les milliers de kilomètres qui peuvent nous séparer, nous vivons toutes la même chose. Parce qu’hier encore avant de rentrer chez moi, mes amies m’ont dit la même chose, parce qu’hier encore, j’ai hésité à passer par le chemin plus court, car plus sombre. À Paris, à Cherbourg ou à Lobitos, ceci est notre quotidien et illustre parfaitement pourquoi il est plus compliqué pour une femme d’être photographe de rue. Nous ne sommes pas les bienvenues dans l’espace public. 

Cette dynamique vient directement affecter l’expression artistique des femmes, notamment dans la photographie de rue. En effet, cette dernière demande une immersion dans un espace, un arrêt, un moment de pause pour capturer une scène, un visage ou une émotion. Or, cette immobilisation va à l’encontre de l’instinct de survie que beaucoup de femmes ont développé pour naviguer en sécurité dans ces espaces. Comment, alors, les femmes peuvent-elles concilier ce besoin de sécurité avec la volonté de s'exprimer artistiquement ? Comment déconstruire quelque chose qui est profondément ancré dans notre éducation et qui nous permet de survivre ? 

Genaro, dans ses enseignements, enseigne des techniques afin de surmonter ses peurs en photographie de rue. Cependant, il est primordial de reconnaître que les défis auxquels les femmes font face sont amplifiés. Être statique, simplement présente dans un lieu, peut être perçu comme un acte de défiance, voire comme une invitation non désirée à l’attention ou à l’interaction. 

Alors, quand Hannah Price, dans sa série “City of Brotherly Love”, redirige le regard et vient mettre la lumière sur ces hommes, elle nous montre un courage incroyable pour se réapproprier l’espace urbain. Fatiguée du harcèlement de rue, elle utilise son appareil photo comme un outil de pouvoir et de réclamation de son droit à l’espace public. Par ses photographies, elle transforme avec bienveillance, une expérience négative en œuvre d’art. D’ailleurs, son projet montre bien que l’agresseur peut être monsieur tout le monde. 

Hannah Price, “City of Brotherly Love

Hannah Price, “City of Brotherly Love

Hannah Price, “City of Brotherly Love

À l’opposé, Julia Coddington, lors de son échange avec Genaro, partage comment, de par son âge, elle se sent invisible dans la rue. Cela lui confère un avantage dans sa pratique de la photographie de rue. Cette invisibilité, souvent considérée comme un inconvénient dans d’autres contextes, devient ici un outil qui lui permet de naviguer plus librement dans l’espace public, soulignant comment les perceptions et expériences peuvent varier grandement selon les individus. Personnellement, je pense que le harcèlement de rue et le sexisme n’ont pas d’âge. Les agressions ne sont pas réservées aux femmes plus jeunes et l’invisibilité aux plus âgées. À 25 ans, nous sommes invisibles au travail, mais pas dans la rue. Et inversement. Finalement, notre place et la manière dont on nous observe dépend des hommes. À nous de résister et de nous réapproprier l’espace et le temps, même si ce n’est pas toujours possible. 

Une fois que les femmes ont surmonté les obstacles, les biais éducatifs et le malaise inconscient de leur présence dans la rue, les femmes photographes doivent se frayer un chemin pour se faire connaître dans le monde de l’art.

Hannah Price, Cursed by Night

Hannah Price, Cursed by Night

3- L’invisibilité dans le monde de l’art

Dans l'ombre des hommes : se faire reconnaître en tant que femmes

Dans la partie précédente, je vous parlais d’invisibilité. Être une femme est un combat quotidien : les réalisations des hommes sont souvent bien plus valorisées et célébrées que les contributions féminines. Elles doivent alors faire face à un double défi : celui de prouver leur talent, mais aussi leur droit d’exister face à celui des hommes alors qu’elles vivent dans un monde où leur présence est souvent minimisée ou ignorée. 

Malgré des progrès, les femmes restent sous-représentées dans les expositions majeures. Les structures de pouvoir existantes dans le monde l’art tendent à perpétuer une dynamique excluante, limitant l’accès des femmes aux ressources, à la visibilité et au soutien financier. C’est le principe du boys’ club. Elles doivent évoluer dans un écosystème fermé, dans lequel les réseaux masculins dominent et viennent limiter les opportunités pour les femmes. Cette exclusion se manifeste à travers divers canaux, comme les médias spécialisés ou les galeries d’art. En effet, les médias jouent un rôle clé dans la visibilité des artistes. L’absence d’une couverture équitable contribue à l’invisibilité des femmes dans le secteur. 

Julia Coddington, Into the Light

Vers une inclusion authentique

La lutte pour une représentation équitable et authentique des femmes dans le monde de l’art exige un changement structurel et culturel. Cela inclut la création de politiques inclusives, le soutien à la diversité des voix et la valorisation des contributions féminines sur un pied d'égalité avec celles des hommes.

Des efforts spécifiques sont déployés pour valoriser le travail des artistes femmes à travers l'organisation d'expositions dédiées. Un progrès notable a été observé : alors qu'en 2018, les femmes constituaient 20% des exposantes à Paris, ce pourcentage a grimpé à 36% en 2023, témoignant d'une amélioration significative. Cependant, lors de mes recherches sur Magnum et les femmes photographes, j'ai remarqué que, pour célébrer les 75 ans de l'agence, une exposition intitulée “Close Enough” leur était consacrée. A priori, c’est une excellente initiative. Néanmoins, cette exposition a été conçue autour d’une citation de Robert Capa, le fondateur de l’agence : “ Si vos photographies ne sont pas assez bonnes, c'est parce que vous n'êtes pas assez près ”. L’orientation de cette exposition autour de cette phrase est problématique parce que :

  • Il n’y a aucune obligation de s'approcher des gens quand on fait de la photographie de rue. Cela donne une idée erronée de la pratique.   

  • Robert Capa oublie le privilège qu’il a d’être un homme blanc : s’approcher d’une personne dans la rue peut être mal perçu et générer des réactions défavorables, d’autant plus lorsque l’on fait partie d’un groupe minoritaire.

  • Enfin, la mise en avant de femmes dans le cadre d’une exposition s’articulant autour d’une citation attribuée à un homme soulève la question de la représentativité et de l’équité dans le discours sur la photographie.

À mon sens, une représentation authentique et respectueuse des femmes dans le monde de l'art sera atteinte lorsque nous leur accorderons de l'espace dans autant d'expositions, et surtout, lorsque celles-ci ne seront pas ancrées autour des propos d'un homme. Toutefois, chacun et chacune nous avons la responsabilité de diversifier notre savoir et celui des autres. Si tous les créateurs.trices de contenu, petits ou grands, s’appliquaient à être davantage inclusif.ves, cela permettrait aux passionné.es de l’être un peu plus ! 

Au-delà des lieux, chaque média, petit ou grand, chaîne Youtube, podcast, a la responsabilité de favoriser les représentations de tous les groupes sociaux. D’ailleurs, en tant qu’individus, nous sommes tout aussi responsables ! Nous avons le pouvoir et le devoir d’orienter et de varier nos recherches, d’aller plus loin que la première page de Google, qui présente évidemment un discours dominant.

Nous l’avons compris, l’éducation genrée, la navigation dans l’espace public et l’invisibilité persistante des femmes sont de fort obstacles à leur représentation en photographie de rue. Il est primordial de reconnaître et de valoriser la contribution des femmes, non seulement dans la photographie mais dans tous les domaines de la création artistique. Pour cela des collectifs comme Women Street Photographers, Women in Street, Unexposed, Street is a woman ou encore La part des femmes existent !

Vivian Maier, Street 3

Vivian Maier, Street 3

Vivian Maier, Street 3

Pour conclure cet article, je voudrais vous parler de Vivian Maier, si vous ne la connaissez pas déjà. Elle illustre parfaitement l’invisibilité des femmes dans la photographie. Découverte posthumément, son œuvre illustre qu’un talent extraordinaire peut rester caché lorsque les systèmes en place ne fournissent pas les moyens de reconnaissance et de soutien équitable. Maier, qui a choisi de garder son art pour elle-même de son vivant, nous rappelle que derrière chaque histoire connue se cache une multitude de talents inexplorés et de récits non racontés, souvent entravés par les barrières sociétales et les préjugés de genre. 

Au-delà de l’invisibilité, son histoire illustre le contraire de la recherche de profit. Pourquoi Vivian Maier n’a jamais parlé de sa passion pour la photographie ? Était-ce par simple humilité ? Parce qu’elle n’a pas osé aller plus loin ? Cela ne l’intéressait pas ? Ce que je me demande moi c’est si son éducation et le traitement réservé aux femmes dans le monde de l’art ne l’ont pas empêché d’aller plus loin. Qu’est-ce que s’est dit Vivian lorsqu’elle a décidé que ses photos ne valaient pas la peine d’être vues ? Reconnaître son talent, c’est reconnaître ce que nous avons manqué et ce que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer.

La quête de visibilité et de reconnaissance des femmes dans la photographie de rue, et dans toutes les formes d’art, doit continuer, voire s’intensifier, afin de révéler les talents cachés mais pour affirmer la richesse que nous pouvons apporter à notre tissu culturel. Cela vaut pour les femmes, mais également pour tous les groupes minoritaires. Le manifeste du collectif “La part des femmes” dit : “Plus de 80% des photographies sélectionnées ou achetées sont l'œuvre d’hommes occidentaux.” Alors, si vous êtes d’accord pour dire que ce n’est pas possible que le talent ne concernent que les hommes blancs, je vous propose un petit challenge : pendant un mois, orientez vos recherches sur des œuvres et des carrières de femmes photographes, de toutes origines, de tous milieux sociaux. L’objectif est d’être le ou la plus inclusif.ve possible ! Et si vous voulez en faire profiter tout le monde, je vous invite à partager vos trouvailles sur les réseaux sociaux à travers le #DefiDiversiteArtistique. Voilà déjà un premier pas pour agir à votre niveau ! 

Je commence tout de suite en vous invitant à découvrir : 

Vous en êtes ? 😉

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Sources :

  • Biljana Stevanovic, Pierre Grousson et Alix de Saint-Albin. Orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons au collège. Évaluation d’un dispositif de sensibilisation aux métiers non-traditionnels. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 49, n° 1, 2016, pp. 91-119. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-26-3.

  • Brophy, J. E., & Good, T. L. (1986). Teacher behavior and student achievement. Handbook of research on teaching., Macmillan: 328-375. In W. M.C. (Ed.), Handbook of research on teaching (pp. 328-375). New-York: Macmillan.

  • JONAS Irène, « La photographie de famille : une pratique sexuée ? », Cahiers du Genre, 2010/1 (n° 48), p. 173-191. DOI : 10.3917/cdge.048.0173. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-1-page-173.htm

  •  Brenac Édith (1983). « Système S ou le bricolage au féminin ». Pénélope, n° 9, automne.

  •  Le manifeste du collectif La part des femmes, URL : https://la-part-des-femmes.com/le-collectif-et-le-manifeste/

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Comment utiliser la photographie en sociologie ?

3 procédés pour exploiter la photographie dans une recherche sociologique

Rue à Salvador de Bahia

The Bath of Light, Genaro Bardy

La photographie est un outil puissant employé dans nos livres d’histoire et de géographie. Elle relate des évènements, étaie des théories et bien plus encore. Son travail va au-delà de la simple capture de moments esthétiques ou mémorables. Ses applications s’étendent à diverses disciplines, notamment la sociologie. Elle offre aux chercheurs un moyen d’explorer, d’appréhender et de représenter la réalité sociale. Alors, comment utiliser la photographie en sociologie ? Il existe plusieurs approches pour exploiter les images dans les enquêtes : les analyser et les transformer en outils de recherche, de collecte des données, ou encore comme objets de restitution des résultats.

1- Analyser l’image pour la transformer en outil d’enquête 

La manière la plus simple pour exploiter la photographie dans votre enquête sociologique est de s’en servir comme une donnée et de l’analyser. Ainsi, selon Becker, vous pouvez utiliser du contenu historique, journalistique, documentaire ou artistique. Chacun de ces usages apporte une perspective unique à la compréhension de la réalité sociale. L’art offre des représentations émotionnelles et subjectives du monde. A contrario, le documentaire et le photojournalisme capturent des moments authentiques et viennent refléter le quotidien.

En étudiant ces images, on rend compte de pratiques liées à une époque ou à un groupe social. Appréhender le contexte dans lequel les clichés ont été photographiés permet de constater des conditions de vie, des normes culturelles ou encore des changements sociétaux. Observez les prises de vue d’Andreas Gursky par exemple et vous y découvrirez sa vision du monde moderne. Comparez-le à d’autres auteurs à la même période et vous noterez peut-être l’ampleur de l’influence de la globalisation dans l’art.

Rappelez-vous toutefois que le cliché n’est réellement sociologique que lorsque les méthodes d’analyse sont employées pour en tirer des informations et des enseignements. Une démarche globale doit être appliquée à cette étude. Gardons en mémoire tout de même que les photographes eux aussi sont des sujets qui ont des opinions ou des perspectives qui influencent leurs œuvres. La Rocca indique que la réflexion critique sur la subjectivité des images est essentielle pour une recherche rigoureuse.

👉 Pour avoir un aperçu du travail d’Andreas Gursky, je vous invite à lire mon article “L’histoire de la photo la plus chère au monde”

2- Capturer une photographie pour la recherche sociologique

Outre l’analyse d’images existantes, la photographie peut être utilisée de différentes manières remplissant plusieurs fonctions essentielles.

2.1 Un outil de mémorisation

Selon La Rocca, la photographie témoigne des lieux, des interactions sociales ou encore des aspects importants de la vie quotidienne. Comme le dictaphone, elle enregistre l’information pour le sociologue qui la traitera avec le recul nécessaire. L’analyse du chercheur devient ainsi plus complète. Elle ne se base plus uniquement sur ses notes, ses observations ou sa mémoire. La perte de données est donc moindre. Du contenu supplémentaire est accumulé alors qu’il aurait pu être invisible au premier abord.

2.2 Outil de médiation auprès des enquêtés 

Fabio La Rocca établit la pratique de la “photo-elicitation”. L’image se transforme en un outil de médiation entre l’enquêteur, qui expose des clichés, et l’enquêté qui les commente. D’une personne à une autre, ou encore d’une communauté à une autre, les interprétations peuvent différer. Sans mise en situation, ces informations deviennent inatteignables.

Par ailleurs, l’entretien est un exercice complexe pour les enquêtés. Ils peuvent être parfois intimidés, peu loquaces et ainsi fournir des réponses lacunaires et concises, peu bénéfiques à la recherche. L’utilisation du photolangage intervient comme solution à cette difficulté.

 2.3 Outil d’échantillonnage

Le travail de Robert Frank dans “Les Américains” est un exemple pertinent de l’utilité de la photographie comme outil d’échantillonnage. En capturant des scènes diversifiées de la vie américaine des années 1950, il a pu fournir un éventail visuel et varié de la société à cette époque.

Le chercheur comprend davantage les caractéristiques et les dynamiques sociales pour une période. Cela complète et enrichit les données textuelles ou auditives, permettant d’obtenir une vision plus globale de la réalité étudiée. 

2.4 Outil de récolte de données : La native image making

Pour finir, le “native image making”, notion abordée par Wagner en 1979, implique de laisser aux enquêtés le pouvoir de photographier leur quotidien et leur environnement. Les participants s’approprient ainsi leur propre représentation. Si la subjectivité est évidente dans ce cadre, elle l’est également dans celui des entretiens. Il est toutefois primordial d’en tenir compte lors de l’analyse des données. En encourageant les interviewés à documenter leur réalité sociale, cette approche permet d’accéder à des perspectives uniques et d’obtenir des informations plus intimes et plus personnelles. L’image qu’un individu peut vouloir exprimer en face à face, ou celle qu’il aura l’audace d’exhiber par le biais d’un média sont différentes. 

La subjectivité de la photographie est un défi pour les chercheurs. L’objectivité totale est impossible de part et d'autre. La Rocca l’indique clairement : photographe, sociologue ou participant, chacun apporte ses propres valeurs, biais et interprétations dans la capture d’un cliché. 

3- Restituer visuellement les résultats d’une étude menée

Dans le cadre d’une enquête, la photographie peut être un élément de restitution essentiel. En effet, en associant les images aux analyses textuelles, les chercheurs peuvent présenter leurs conclusions de manière plus percutante et captivante. Par ailleurs, elles fournissent des preuves visuelles qui confortent les arguments et apportent un éclairage supplémentaire sur les phénomènes sociaux.

Cette restitution offre une dimension impactante aux résultats de l’investigation. Elle peut être facilitatrice lorsque les sujets étudiés sont complexes ou difficiles à décrire uniquement par des mots.

L'utilisation de photographies contribue également à la communication avec un auditoire plus large. Les images ont un pouvoir émotionnel et peuvent toucher les spectateurs d'une manière plus profonde que les données brutes ou les analyses statistiques. Cela rend la recherche sociologique plus accessible et permet d'engager un public plus diversifié et intéressé. Des expositions peuvent être organisées pour sensibiliser aux problématiques sociales importantes. 

Cependant, il est crucial que les chercheurs soient conscients des responsabilités éthiques liées à l’usage de photographies dans la restitution des résultats. Ainsi, ils doivent s’assurer de respecter le droit à la vie privée des personnes et d’obtenir leur consentement éclairé avant utilisation publique. Ils doivent également veiller à ne pas manipuler ou déformer les images afin de préserver leur authenticité et leur intégrité en tant que sources d'information.

La photographie propose aux sociologues une palette d’outils pour explorer, capturer et témoigner de la réalité sociale. En analysant des clichés, en les exploitant comme un moyen de communication visuelle ou média de restitution, les chercheurs approfondissent leur compréhension du monde et en offrent de nouvelles perspectives. Ils apportent des preuves, non modifiables, à leur enquête et en renforcent sa crédibilité. La prise de vue artistique, journalistique ou documentaire vient en dire beaucoup sur nos sociétés. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que nous, photographes, exécutons au quotidien ? Témoigner de la réalité que l’on observe. 

Références :

  • Mathilde Buliard, « François Cardi, Photographie et sciences sociales. Essai de sociologie visuelle  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2022, consulté le 21 juillet 2023. URL: http://journals.openedition.org/lectures/54528 https://doi.org/10.4000/lectures.54528

  • LA ROCCA Fabio, « Introduction à la sociologie visuelle », Sociétés, 2007/1 (no 95), p. 33-40. DOI : 10.3917/soc.095.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-2007-1-page-33.htm

  • Becker Howard S. Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme. In: Communications, 71, 2001. Le parti pris du document, sous la direction de Jean-François Chevrier et Philippe Roussin. pp. 333-351.
    www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2091

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Une histoire de fin d’été

Rue de Johannesburg

Rue de Johannesburg

6 mois après mon installation au Brésil, et après 5 ans de paysages et de Villes Désertes, je veux revenir à mes premières amours en photographie et me concentrer sur la photo de rue.

Je fais ce que je sais faire : un blog. Et je conçois les ateliers de photographie sur deux jours où nous travaillons la pensée visuelle, la symbolique et des exercices créatifs pour commencer un projet personnel.

Mais 2020 n'est pas 2010. Très peu de monde lit effectivement les articles, tout ou presque passe par la vidéo.

12 mars 2020. Je perds tous mes clients, agences de voyages, magazine, réseau d'agents de voyages, voyages photo.

Je donne rdv un soir sur Facebook, je mets mon téléphone sur un trépied. On prend sa respiration, appuyer sur "Record", c'est parti pour le direct. Caméra selfie pour causer, caméra normale pour filmer mon écran et montrer des photos.

Pendant dix lives, écris la veille de nuit parce que Tom a 1 an et Fernanda est enceinte de 7 mois, j'improvise. Exercices créatifs, analyse de photos. Ça plaît au gens.

Et si je faisais payer pour ça ? Ok, c'est parti pour L'Étincelle. Les photographes progressent, parfois de manière spectaculaire. Le seul problème, mais de taille : quand je ne suis pas en direct, je ne sais pas faire des vidéos que les gens ont envie de regarder... Et je n'ai pas encore de programme de formation sur ce que j'aime le plus au monde : la photo de rue.

Après 1 an sur Youtube, j'ai appris deux trois trucs. Notamment à monter, mais surtout à raconter des histoires pour lesquelles les photographes veulent bien me donner 5 minutes de leur temps. Alors quand l'été arrive, je n'ai qu'un seul objectif : proposer à la rentrée un programme de formation à la photo de rue complet, passionnant, pour tous les niveaux, avec la participation aux ateliers de L'Étincelle pour avoir un retour sur sa production de photos.

Depuis 3 mois j'ai conçu, écrit, tourné, monté et préparé ce programme et les 15 vidéos de formations. Certaines sont  mes meilleures vidéos, parce que je les ai produites avec l'expérience d'un an de Youtube... et la veille de l'automne, ce programme sera disponible. Le 20 septembre à 20h, je vous parle du programme "5 Semaines pour Maîtriser la Photo de Rue".

Mais surtout, je vous donnerai en direct 5 clés pour progresser en photographie de rue, quelque soit votre niveau et votre expérience.

J'espère que le 20 septembre 2023 sera le point de départ pour vous, comme il l'a été pour moi il y a exactement 5 ans, quand je décidais de m'installer dans un autre hémisphère, dans un pays dont je ne parlais pas la langue, pour fonder une famille avec la femme de ma vie que je connaissais à peine. Et pour ma photo, je décidais de ne faire que ce que j'aime : la photo de rue.

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Photographie de rue Genaro Bardy Photographie de rue Genaro Bardy

Comment appréhender les portraits de rue ?

Les portraits de rue constituent une pratique particulière de la photographie de rue. Pour moi, les portraits ont un rôle essentiel pour raconter l'histoire d'un lieu, de communiquer une atmosphère ou de développer une idée en s’appuyant sur des personnages qui en témoignent. Les portraits de rue sont également l’occasion de rencontres inattendues, j’ai rencontré certains de mes meilleurs amis en leur proposant quelques photos. Les portraits donnent aussi l’opportunité de raconter l’histoire d’une personne, d’offrir un point de vue sur le sujet qui vous intéresse.

Cependant, bien qu'il soit incroyablement gratifiant de réaliser des portraits dans des lieux publics avec des inconnus, il n'est pas toujours facile de réussir ses images, d’abord parce que le temps disponible est souvent beaucoup plus court. En effet, il se peut que les bons sujets et les bonnes compositions ne vous viennent pas naturellement, ou que vous vous sentiez mal à l'aise de photographier les personnes que vous croisez dans la rue.

Je vous propose ici quelques conseils pour vos portraits de rue, pour être plus à l’aise et que vous soyez en mesure de créer des images intéressantes et évocatrices.

Réussir ses portraits de rue : pensez à l’arrière-plan

La plupart des photographes se focalisent sur le visage et le corps du sujet et ignorent le reste de l'environnement, c’est une erreur majeure, la plus facile à résoudre. Même si votre profondeur de champ est réduite pour isoler votre sujet, vous devez faire attention aux effets de planéité et voir dans l’arrière plan ce qui interagit avec votre sujet ou perturbe la lecture de votre photo.

Les portraits de rue ont souvent un contexte, et un bon arrière-plan peut aussi mettre en valeur le portrait en montrant l'environnement qui aide à raconter l'histoire de votre personnage.

Réfléchissez à l'endroit où vous allez placer votre sujet et d’où vient la principale source de lumière, quand vous avez choisi observez l'arrière-plan. Demandez-vous quel est le meilleur cadrage et observez comment en vous décalant légèrement vous pouvez modifier l’arrière plan et le rendre plus harmonieux.

N'ayez pas peur de demander une photo à des inconnus

Photographier les personnes de près peut être intimidant lorsque l’on débute, mais vous constaterez assez vite que la plupart des gens sont heureux d'être pris en photo. Si vous débutez dans cette pratique, commencez par demander d'abord la permission. Soyez amical et expliquez ce que vous allez faire, ça se passera souvent bien. Il suffit de demander poliment : "Est-ce que je peux vous prendre en photo ?". La plupart du temps, vous obtiendrez un sourire ou un hochement de tête en retour. Être pris en photo est souvent vu comme un compliment quand vous demandez la permission.

Le portait, dans la rue ou non, c’est d’abord la relation que vous arriverez à établir, avec vos sujets. Soyez sympathique et vous rencontrerez majoritairement des personnes qui recevront votre proposition agréablement.

Réussir ses portraits de rue : quand le naturel prime

Une fois que vous aurez pris confiance dans votre pratique du portrait de rue, en demandant systématiquement la permission, vous pourrez passer à l’étape d’après : prendre des photos sur le vif en étant très proche de vos sujets. Si vous voulez capter des instantanés étonnants et naturels, c’est certainement la meilleure méthode, mais c’est aussi celle qui paraît la plus “tête brulée”, qui fait le plus peur.

Vous pouvez tout à fait commencer par prendre des photos, même très près, et ENSUITE demander la permission et reprendre un peu plus haut la méthode. Vous demandez si vous pouvez garder la photo, vous expliquez votre démarche, toujours avec le sourire et la manière la plus sympathique qui soit. Puis vous pouvez commencer une mini-séance de portrait avec la collaboration de votre sujet.

À mon avis, l'un des meilleurs conseils pour les portraits de rue est d'expliquer ce que vous essayez d'obtenir. Dites aux intéressés que vous voulez que le portrait ait l'air aussi naturel que possible, qu'ils doivent agir comme si vous ne les preniez pas en photo. Plus ils comprendront qu'un portrait est une collaboration, mieux ils poseront. Enfin, montrez le résultat et proposez-leur de leur envoyer les meilleurs clichés.

Photographie de rue et simplicité

Restez simples lorsqu'il s'agit de portraits de rue. Isolez les sujets, faites attention aux arrière-plans et utilisez des compositions simples.

Regardez attentivement la scène avant de déclencher. Contient-elle des éléments inutiles ? Un arrière-plan simple aiderait-il votre sujet à se démarquer ? Que pensez-vous de la composition générale ? Quelle est la valeur de plan qui est utilisée et que dit-elle de votre personnage ?

Supprimez les éléments inutiles d'une composition si vous les remarquez. Dans certains cas, il suffit de faire un pas de côté pour améliorer le cadre. Dans certaines situations, il faudra se rapprocher du sujet, s'en éloigner ou prendre de la hauteur.

J’espère que ces conseils vous ont aidé, vous ont détendu par rapport à cette pratique si particulière. Cette liste n’est bien entendu pas exhaustive, vous pouvez chercher des manière originales de composer vous-même vos portraits de rue.

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5 leçons, Photographie de rue Genaro Bardy 5 leçons, Photographie de rue Genaro Bardy

5 conseils en photographie de rue - Masters of Street Photography

La photographie de rue s’apprend d’abord par la pratique. Et si vous voulez avancer dans cette pratique, il me semble plus pertinent d’apprendre la symbolique, la théorie des couleurs ou à développer un essai, plutôt que des pures techniques qui sont vite apprises. Le livre Masters of Street Photography dont il s’agit ici présente les différents photographes selon le style de photos qu’ils adoptent : au flash, contrasté, noir et blanc… à la fin de chaque chapitre, les élément techniques de chaque photo sont inscrits. Je ne vois pas bien en quoi apprendre qu’une photo a été prise au 1/100ème de seconde plutôt qu’au 1/250ème de seconde est utile à quoi que ce soit.

Mais les chapitres sont également accompagnées d’interviews qui permettent au photographe d’expliquer mieux sa pratique. J’ai choisi ici 5 photographes et 5 conseils issus de leurs interviews respectives. Vous pouvez vous procurer le livre Masters of Street Photography en cliquant ici.

Soyez en empathie avec vos sujets - Melissa Breyer

Qu'est-ce qui vous a poussé à incarner des serveuses dans votre série The Watchwomen ?
Est-il important d'être en empathie avec vos sujets ?

« Il y a plusieurs vies, j’ai quitté la Californie et je suis tombé à New York, décrochant un emploi dans un petit restaurant de West Village. Je servaid aux gens des assiettes, leur versais du vin et m’occupais des tâches de service ; et dans les moments calmes entre les deux, j’ai permis à mon esprit de vagabonder. Mes rêveries allaient de peintures que je voulais faire à des conversations imaginées. Les rêveries étaient une merveilleuse façon de remplir les espaces creux pendant mes heures de travail. Maintenant, des années plus tard, chaque fois que je vois des femmes travailler dans des restaurants perdues dans leurs pensées, cela me rappelle ces rêveries. Je me demande, à quoi pensent-elles ? Quelles sont leurs histoires ? Mon imagination commence à créer des récits. Ces femmes sont bien plus que leur travail et je vois leur grâce et leur dignité même dans le plus petit des gestes. J’aime l’idée de figer le cadre - pour faire taire le cliquetis des assiettes et arrêter le dressage d’une table - pour les arracher à leur rôle de serveuses pendant une fraction de seconde et les présenter comme des acteurs dans des scénarios différents.

Pour moi, c’est l’empathie qui donne de l’intérêt aux photos - si nous sympathisons avec nos sujets, nous pouvons les montrer dans un contexte qui me semble juste et nous pouvons montrer leur dignité. Nous leur devons cela puisqu’ils nous servent de modèles à leur insu. D’une certaine manière, les photographes de rue sont des voleurs, avec des instants et des portraits de passants volés. La seule façon de se sentir bien à ce sujet est de s’assurer que nous le faisons avec intégrité - et il semble que l’empathie contribue à garantir cela. Je pense qu’il est assez facile de dire quand un photographe de rue manque d’empathie et que ses photographies semblent superficielles, ou même irrespectueuses. Les photos en disent plus sur le photographe que sur le sujet, et je ne veux jamais que mes photos soient comme ça. »
— Melissa Breyer

Photos Melissa Breyer

Cherchez des scènes originales - Sally Davies

Selon vous, quels sont les éléments clés qui font qu'une photographie de rue "fonctionne" ?

« J’essaie d’éviter les visuels trop utilisés. Il y a trop de photos de parapluies et de personnes passant devant des panneaux d’affichage. Moi aussi, j’ai été coupable de ça, mais on progresse au fur et à mesure. Les temps changent et nous devons changer aussi. Être juge dans quelques concours de photographie m’a montré ce qu’il ne fallait pas faire. Aussi étonnant que puisse être un coup de parapluie, ou une personne avec une longue ombre sur une allée pavée, il y en a trop dans le monde. Et oui, c’est la question que je me pose à chaque fois que j’appuie sur le déclencheur : « Le monde a-t-il besoin de cette photo ? » Parfois, la réponse est non, ce qui me pousse à regarder encore plus attentivement. »
— Sally Davies

Photos Sally Davies

La forme est au service du contenu - Dimitri Mellos

Beaucoup de vos photographies utilisent un fort contraste - quels défis cela crée-t-il et comment les surmontez-vous ?

« Plutôt que de considérer cela comme un défi, j’en suis venu à l’apprécier comme une opportunité. Le fait que sur une photographie vous ne puissiez pas exposer correctement toutes les zones d’une telle scène atteste de la grossièreté de notre équipement photographique par rapport à nos yeux : nos yeux peuvent voir des dégradés et des détails sur toute la surface, mais avec un appareil photo, vous devez soit exposer pour les zones claires ou pour les ombres. Au début, j’ai pensé à cela comme une limitation et un défaut, mais ensuite j’ai reconnu les possibilités esthétiques que cela ouvre. Il y a quelque chose d’émouvant et d’inquiétant dans une image où des visages semblent émerger d’un vide noir, par exemple. En général, je pense qu’il est libérateur de travailler dans les limites d’un support spécifique et de les plier à des fins créatives plutôt que d’essayer de les contourner. Bien sûr, il existe également des risques et des défis inhérents à l’utilisation d’un dispositif formel prononcé comme celui-ci. Plus que tout, il faut toujours se méfier du danger de dériver vers un maniérisme vide de sens ; la forme doit suivre le contenu. »
— Dimitri Mellos

Photos Dimitri Mellos

Aimez l’expérience autant que les photos - Ed Peters

Qu'est-ce qui vous attire dans les images complexes ?

« Déjà, le monde est un endroit complexe. Comme la plupart des gens, j’essaie de lui donner un sens du mieux que je peux, donc je suppose qu’à un certain niveau, vous pouvez interpréter mon travail comme une tentative métaphorique de poser des questions sur les situations confuses dans lesquelles nous nous trouvons tous. À un autre niveau, cependant , je pense que mes photos peuvent être appréciées sur des termes plus formels. Pour moi, l’arrangement du sujet d’une image, dans une composition élégante, offre ses transmet ses propres messages. Bien que la photographie de rue puisse parfois être frustrante, il y a aussi l’expérience joyeuse à attendre lorsque tout se passe bien. Je soupçonne la plupart des photographes de rue d’aimer le processus de création presque autant que les résultats finis. Le fait est que j’aime marteler le trottoir en prévision de ma prochaine bonne photo et je suis excité quand je la trouve. »
— Ed Peters

Photos Ed Peters

Ne demandez pas la permission - Marina Sersale

La photographie de rue peut être intrusive - avez-vous déjà eu l'impression d'envahir la vie privée d'une personne, et cela vous importe-t-il ?

« Je suis d’accord que ça peut être intrusif, et c’est définitivement quelque chose qui compte pour moi, mais en même temps je trouve ce qui se passe dans la rue très intéressant et très inspirant. Je me rends compte que lorsque je photographie des gens dans la rue, je le fais sans leur permission et la plupart du temps sans même qu’ils le sachent. Certaines personnes peuvent penser que ce n’est pas bien, mais pour moi, la limite est de ne pas de photographier des personnes en détresse - je ne suis pas photojournaliste et je ne suis pas payé pour le faire. À part ça, je ne vois pas pourquoi je ne photographierais pas les gens dans la rue. »
— Marina Sersale

Photos Marina Sersale

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5 leçons, Photographie de rue Genaro Bardy 5 leçons, Photographie de rue Genaro Bardy

5 leçons de photographie avec Ernst Haas

Je suis heureux de pouvoir vous présenter une sélection de photos d’un des photographes que je préfère, qui fait partie des artistes dont j’essaye humblement de m’inspirer dans ma photographie. Les photos d’Ernst Haas sont plus que des photos extraordinaires, ce sont des émotions que j’aimerais arriver parfois à transmettre. Étudier le travail d’Ernst Haas est un plaisir infini, j’espère que ces quelques citations pourront également vous inspirer.

Ernst Haas est un photographe autrichien et américain précurseur de la photographie couleur. Entré dans l’agence Magnum par l’intermédiaire de Robert Capa, Ernst Haas est particulièrement connu pour avoir offert une vision unique et intemporelle de New York en couleur. C’est d’ailleurs le titre du dernier livre assemblé par le Ernst Haas Estate, qui est malheureusement déjà épuisé. Son livre ayant connu le plus grand succès est nommé The Creation, qui fut tirée à plus de 350 000 exemplaires.

Voici une sélection de mes photographies préférées d’Ernst Haas, et de quelques unes de ses citations inspirantes.

La photographie est un voyage dans le temps

« Avec la photographie, un nouveau langage a été créé. Maintenant, pour la première fois, il est possible d’exprimer une réalité par la réalité. Nous pouvons regarder un tirage aussi longtemps que nous le souhaitons, nous pouvons l’approfondir et, pour ainsi dire, renouveler à volonté les expériences passées. »
— Ernst Haas

La photographie est un art extraordinaire qui peut permettre d’aller très au-delà d’un simple souvenir. Une seule photo peut me transporter dans une rêverie lointaine, dans une ambiance et et une émotion indescriptible. Et en même temps, je suis aussi capable de littéralement voyager dans le temps et de me remettre dans un état d’esprit passé depuis longtemps, simplement en parcourant les photographies que j’ai prises d’une période donnée. Créer des photos intemporelles et chargées en émotion comme celles d’Ernst Haas est une de mes chimères en photographie.

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

La photographie est facile, l’art est difficile

« Il y a presque trop de possibilités. La photographie est en proportion directe avec notre temps : multiple, plus rapide, instantanée. Parce que c’est si facile, ce sera plus difficile. »
— Ernst Haas
« Il n’y a que vous et votre appareil photo. Les limites de votre photographie sont en vous, car ce que nous voyons est ce que nous sommes. »
— Ernst Haas

C’est une réalité que j’ai eu du mal à comprendre pendant longtemps : à tout moment, à chaque instant, uniquement autour de moi, là où je suis et pas ailleurs, j’ai une possibilité infinie de photographies et des images extraordinaires qui attendent d’être prises. On a pas besoin d’aller là ou ailleurs pour prendre des photos, même si je trouve mon environnement proche banal et sans intérêt. C’est uniquement une manière de se projeter, le regard que je peux poser sur ce qui m’entoure, qui fera une photo digne d’intérêt. Si je ne sais pas voir des photos dans mon salon, dans mon jardin ou dans ma rue, des sujets que je connais le mieux, je ne peux pas espérer voir des photos intéressantes dans un lieu que je découvre.

C’est ce qui rend la photographie passionnante : faire une photo convenable, pour ne pas dire banale, est extrêmement facile. Et créer une image fascinante est extrêmement difficile, rare, précieux, souvent chanceux. Pourtant, ces deux photos sont exactement au même endroit.

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

La photographie comme un nouveau langage

« Nous pouvons écrire les nouveaux chapitres dans un langage visuel dont la prose et la poésie n’auront besoin d’aucune traduction »
— Ernst Haas
« Il n’y a pas de formule pour le style, mais il y a une clé secrète. C’est le prolongement de votre personnalité. La somme de cet ensemble indéfini de vos sentiments, de vos connaissances et de votre expérience. »
— Ernst Haas

Comment décrire un poème de Baudelaire sans en détruire tout ce qui en fait un texte fabuleux ? C’est aussi toute la difficulté avec des photographes comme Alex Webb ou Ernst Haas, où la principale caractéristique est de proposer des images avant tout poétiques. On peut décrire, on peut analyser, mettre des mots sur ce que l’on ressent devant une image, mais rien ne rendra pleinement justice à la photographie d’Ernst Haas.

Au sujet du style, j’ai toujours du mal à fixer un photographe dans un seul genre de photos ou dans une seule manière de voir. Avec un peu d’expérience derrière moi, je suis aussi incapable d’établir un lien entre des projets anciens et ce qui m’occupe aujourd’hui. Les photos que j’ai déjà faites n’ont rien à voir avec celles que j’espère assembler, tout comme ma personnalité a évolué au fil du temps. Ainsi, je crois que ce n’est pas à moi de définir à proprement parler un style, je préfère travailler par projet et sur ce que j’espère raconter ou montrer. En tout cas, les projets sur lesquels je travaille, les photos que je suis amené à produire, et donc le style que je pourrais adopter à un moment donné, sont directement liés à ma personnalité.

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Proposer une vision du monde

« Je préfère être remarqué d’abord pour mes idées et ensuite pour mon œil… »
— Ernst Haas
« Je veux qu’on se souvienne beaucoup plus d’une vision globale que de quelques images uniques parfaites. »
— Ernst Haas
« Seulement une vision - c’est ce qu’il faut avoir. »
— Ernst Haas

Il est difficile d’identifier la vision ou la volonté globale d’un photographe en analysant des photos uniques, aussi parfaites soient-elles. Mais simplement en assemblant une courte série comme celle de cet article, je crois pouvoir identifier une sensibilité et une intention créative, même si j’aurai du mal à le formuler avec des mots. Et puis, dès que vous ouvrez un livre pensé, écrit, assemblé par Ernst Haas, sa vision devient beaucoup plus claire avec la séquence de photos, la manière qu’il a de choisir et de séquencer ses histoires.

Je dois reconnaître ne travailler avec une vision globale que depuis peu de temps. Pour ce faire, je me suis fait aider par un spécialiste, Marc Prüst, qui accompagne des photographes dans leur démarche ou pour l’écriture ou l’édition d’un livre, entre autres activités. Cette démarche fut difficile, un chemin personnel ardu, où j’ai dû me regarder dans le miroir et me demander ce que je voulais vraiment raconter, pourquoi et comment. Je ne saurais trop vous recommander de vous faire aider si vous ne savez pas par où commencer.

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

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Photo ©️ Ernst Haas

L’art est une nécessité personnelle

« Dans chaque artiste, il y a de la poésie. Dans chaque être humain, il y a l’élément poétique. Nous le savons, nous le ressentons »
— Ernst Haas
« Chaque œuvre d’art a sa nécessité ; découvrez la vôtre. Demandez-vous si vous feriez cette image si personne ne la voyait jamais, si personne ne voulait jamais la voir. Si vous arrivez à un « oui » clair malgré cela, alors allez-y et n’en doutez plus. »
— Ernst Haas

En enseignant la photographie, et plus spécifiquement en accompagnant des photographes sur une longue période, j’ai pris un plaisir infini à voir émerger des artistes. Au-delà de la partie financière et commerciale en photographie professionnelle, trouver la photographie qui vous intéresse change complètement votre perspective par rapport à votre pratique. À titre personnel, j’ai le sentiment d’avoir longtemps produit des photos d’abord pour ceux qui étaient mes clients ou mes partenaires, j’essayais de deviner les photos qui les intéresseraient eux.

J’avais déjà ressenti cela en écriture, mais en réalité rien ne remplace les photos que vous ferez si vous ressentez une absolue nécessité. Cela n’améliorera pas votre ratio de bonnes photos, mais vous irez chercher ces photos plus personnelles qui ne ressemblent qu’à vous.

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

Photo ©️ Ernst Haas

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Et parce que je ne peux me résoudre à m’arrêter là, voici d’autres photos.

Photo ©️ Ernst Haas

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Je pourrais continuer pendant des heures. Si vous en voulez plus, abonnez-vous au Ernst Haas Estate sur Instagram.

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Photographie de rue Genaro Bardy Photographie de rue Genaro Bardy

5 manières de combattre la peur en photographie de rue

La peur est notre principal adversaire quand on photographie dans la rue, même pour les meilleurs d'entre nous. Que ce soit la peur de gêner, la peur de rater, la peur de ne pas avoir le droit de prendre des photos, ou toutes les raisons que l’on se donne de ne pas aller faire une photo. Nous avons tous connu la peur à un moment de notre vie de photographe et cela peut être un véritable blocage qui nous empêche de progresser.

Il existe plusieurs manières de vaincre la peur, en voici quelques unes que j’apprécie particulièrement pour les avoir vu réussir chez quelques photographes.

1. Séparez la réalité de la perception

Dans la grande majorité des cas, les photographes que j’accompagne me donnent des raisons pour leur peur de photographier qui ne sont que des idées préconçues. Ces raisons sont déconnectées de la réalité, de ce qui se passe quand on va effectivement prendre ces photos au plus proche des gens.

Vous avez peur de ne pas être dans votre droit ? Si vous êtes dans un lieu public, connaissez votre droit à photographier. Vous avez peur d’être pris à partie ou d’une réaction violente de la part de vos sujets. Cela arrive, c’est incontestable, mais c’est extrêmement rare. Préparez-vous à répondre aux différentes situation qui se présentent à vous en photographie de rue en commençant par demander la permission.

La réalité de la pratique de la photographie de rue est beaucoup plus facile et agréable que ce qu’elle peut paraître, et il n’y a qu’un seul moyen de le constater : essayer.

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

2. Identifiez ce qui déclenche votre peur

Analysez et déterminez ce qui a déclenché votre peur de photographier dans une situation particulière. Apprendre à l'identifier vous aidera à la combattre.

Personnellement, je me suis retrouvé il y a peu à devoir photographier au milieu d’une plage bondée. La plage était beaucoup trop courte pour que je puisse me balader discrètement. Je n’ai pas trouver de moyen d’arrêter la peur qui était la mienne : je craignais d’avoir l’air totalement déplacé, au milieu des bains de mer et de soleil de familles et d’enfants.

J’ai tout de même pris des photos, en demandant la permission, en expliquant ma démarche et en proposant des portraits à ceux qui étaient là et que je trouvais intéressants.

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

3. Pensez à un moment réussi

Quand je photographie dans une situation où je sais pouvoir avoir peur de m’approcher, je pense à mes photos préférées, à celles que j’ai réussies parce que j’ai su apprivoiser ma peur. D’une manière assez évidente, je remarque que je génère plus de réactions positives chez ceux que je croise en photo si je suis de bonne humeur, souriant et avenant.

C’est simplement de la pensée positive et de la gratitude qui aide à transformer son état esprit. Cela aide à surmonter la peur, et généralement à passer un autre bon moment.

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

4. Créez une nouvelle association

Rappelez-vous que le moment passera, et que la peur que vous ressentez passera également. Concentrez-vous sur l'issue positive de la situation, sur la photographie que vous pourriez réaliser, plutôt que sur ce qui est effrayant.

Faites attention à vos conversations intérieures, à ce que vous vous dites quand vous photographiez. Si vous ne le diriez pas à un ami, ne le dites pas à vous-même. Parlez-vous positivement et rappelez-vous de vos points forts, pourquoi vous aimez la photographie et ce que cela vous permet d’accomplir.

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

5. Prenez ça comme un jeu

Trop souvent, j’ai pris la photographie sérieusement parce que j’ai décidé d’en faire ma vie professionnelle. Et aussi souvent, je repense à mes années de jeux-vidéo, une photo exceptionnelle est mon boss de fin de niveau et je suis dehors pour aller la chercher.

Amusez-vous, prenez simplement du plaisir à constater que le moment que vous passez et les rencontres que vous ferez en photographie de rue sont plus importantes que les photos elles-mêmes. Et cherchez des moyens de faire de meilleures photos en explorant de nouvelles manières de faire. La récompense est souvent proche quand on prend la photo comme un jeu.

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est personne - Paris, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy


Vous voulez progresser en photographie de rue, trouver le style qui vous ressemble ou simplement surmonter vos peurs et réaliser de meilleures photos ?
J’anime un atelier de photographie de rue à Paris.

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Photographie de rue, Formation Genaro Bardy Photographie de rue, Formation Genaro Bardy

La peur est un bon signe

Place des abbesses, septembre 2008. Je m’en souviens comme si c’était hier, la peur m’a tellement marquée que je n’ai pas besoin de voir la photo pour sentir l’adrénaline monter. C’est pourtant la plus simple ou la plus idiote des anecdotes. Pour la première fois de ma vie, je m’apprêtais à demander à un jeune homme bien plus grand que moi si je pouvais le prendre en photo.

Je ne sais pas bien pourquoi je lui ai demandé à lui, spécifiquement. Il est peut-être juste passé au moment où j’ai pris mon courage à deux mains. Peut être que je le trouvais élégant ou original, peut-être avait-il un visage amical et une démarche pas trop pressée.

Il s’est arrêté, s’est retourné, a souri en répondant un simple : “si tu veux”. Dans mon souvenir, il aurait presque haussé les épaules. J’ai fait la première photo qui m’est passée devant les yeux, le coeur à cent mille. Je suis reparti surpris par tant de facilité, souriant à ce qui s’ouvrait maintenant devant moi.

Treize ans plus tard, après quelques centaines de milliers de photos, régulièrement dans la rue ou un lieu public, je peux vous dire que cette peur initiale est toujours là. Elle est amoindrie, elle est apprivoisée, je sais comment la surmonter, mais elle est toujours là. Cette peur est celle qui me souffle à l’oreille les mauvaises excuses pour ne pas aller faire ces photos : “je ne veux pas les déranger, je ne voudrais pas être vu, cette photo ne vaut pas le coup”. Je pourrais en citer deux cents autres, on trouve toujours des raisons de ne pas y aller, c’est toujours la peur qui nous freine.

C’est certainement une question de personnalité, je connais des photographes qui n’ont aucune peur apparente, ou qui se foutent éperdumment de comment les autres pourraient réagir. Pour moi, la photographie est un moyen de m’ouvrir sur les autres. Je parle, j’explique, je commente la scène, je pose des questions. Racontez-moi votre histoire, si vous avez le temps je l’aurai toujours pour vous.

Après avoir initié à la photographie de rue des centaines de photographes en voyage, dans les rues de New York, de Sienne ou de Paris, je sais que cette peur est toujours présente. La peur est le principal objet de mon travail de formateur pour les débutants en photographie de rue, quelle que soit la personnalité qu’ils adoptent une fois cette difficulté initiale franchie.

Il y a quelques semaines, au début du second jour de ma formation à Paris, j’identifiais Maria, une participante qui n’avait pas réussi à surmonter sa peur sur la première journée. Ses photos de la veille en étaient de faciles témoins. Je lui proposais de l’accompagner lors du d’ébut de notre marche, rue des petits carreaux, pour lui montrer la méthode et l’inciter à procéder elle-même juste après. Je cherchais à la débloquer, je n’ai pas été déçu.

La méthode lorsque l’on débute est toujours la même : demandez la permission de faire un portrait. Quand vous aurez demandé dix fois la permission, vous serez plus à l’aise pour passer à l’étape suivante : faire la photo PUIS demander la permission de garder la photo.

Je m’exécutais donc, Maria juste à mes côtés, je cherchais un personnage qui m’intéresse assez pour lui demander une photo. Avec l’expérience, j’ai appris à toujours aller vers celui ou celle qui me fait le plus peur. Non pas parce que la personne est menaçante, je cherche en réalité à écouter ma peur, parce qu’elle est toujours un signe.

La peur est le signe que j’ai vu une photo intéressante, que j’ai vu un personnage qui m’intrigue, pour des raisons que je n’ai même pas besoin d’analyser. J’ai peur de faire la photo justement parce que je sens qu’il y a une bonne photo à faire. Si je n’ai pas peur d’y aller, et bien c’est que je peux passer mon chemin et que le sujet ou la scène ne m’intéresse pas. Le monsieur d’un certain âge en train de boire un whisky en terrasse de la rue Montorgueil a été charmant, et je crois bien que la photo n’est pas mauvaise du tout.

La réaction de Maria a été foudroyante. Elle a commencé par aborder un couple d’américains qui lui ont signifié qu’elle pouvait photographier si elle ne les interrompait pas dans leur conversation. Une heure plus tard, je retournais chercher Maria tous les 1/4 d’heure pour qu’elle rattrape le groupe. Elle donnait ses coordonées à une jeune femme pour aller photographier un événement ou prenait le téléphone d’un basketteur dont elle avait mitraillé le match. Maria était débloquée et partait en souriant à l’aventure, quand quelques heures plus tôt elle n’osait pas lever la tête de l’appareil pour parler à des inconnus.

C’est aussi simple que ça. Une fois apprivoisée, la peur devient le signal qu’une photo qui m’intéresse se cache quelque part par là. À chaque fois que je cède à la peur, en réalité je manque une occasion d’avoir une excellente photo. Présentée ainsi, la peur est ma meilleur alliée en photographie de rue.

La peur est un bon signe.


Prochain atelier à Paris : 16-17 Avril 2022


Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

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Photographie de rue, Projet Photo Genaro Bardy Photographie de rue, Projet Photo Genaro Bardy

Le syndrôme de l’étranger

De retour à Paris pendant deux semaines, j’ai eu la chance de pouvoir photographier tous les jours dans ces rues que je connais si bien. Après deux ans sans voir Paris, j’ai posé un regard neuf sur la ville et le quartier où je passais vingt ans.

Dans mes valises, sous les yeux, j’ai pris avec moi l’habitude d’observer plus franchement la lumière. Le soleil de juin à Paris ne pourrait pas passer pour celui de Salvador, mais j’ai pu observer avec plus d’attention comment il transforme la ville. Les gens sont différents, plus nerveux qu’à Bahia et rarement présents dans l’instant. Le rythme est tonique, jusqu’à ce que les terrasses des trottoirs nous arrêtent. Le ton est sec, comme pour se protéger des autres, en quelques heures je vois tout ce qui a changé chez moi.

À dire vrai, j’ai pu expérimenter ce que les expatriés ne connaissent que trop bien : je suis devenu étranger partout. À Salvador je serai toujours le Français, comme photographe on me demandera toujours si je connais Pierre Verger. À Paris, je retrouve les années passées sans me reconnaître dans une identité. Personne n’est Parisien, on le devient.

Le syndrôme de l’étranger est une mentalité que l’on transporte en voyage, que l’on expérimente furtivement en vacances. Il est toujours plus facile de photographier les autres quand on ne vit pas là. Pourquoi ? Parce que mon état d’esprit est différent, parce que j’ai soif de découvrir, de goûter, parce que j’ai faim de garder un souvenir. Parce que j’ai l’excuse de l’étranger, je peux photographier. C’est absurde. Si je ne suis pas capable de photographier dans mon jardin, comment est-ce que je pourrais prétendre sortir de vraies photos ailleurs ?

Il n’est pas plus facile de photographier ici ou là, selon que l’on soit étranger, apatride ou touriste. Il n’est pas possible de photographier en passant, il me faut absolument prendre le temps de la photo. Je veux prendre le temps d’être là, prendre à bras le corps la ville, me poser devant ceux qui y vivent et accepter d’être vu, photographiant.

Je suis Breton, je suis Français, je suis Parisien, mon nom est Italien ou Espagnol. Je suis étranger, je suis de Bahia, mon nom est Personne quand je suis à Paris.

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

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Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

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Mon nom est Personne - Parisiens, Juin 2021 - Photo Genaro Bardy

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