Comment utiliser la photographie en sociologie ?
3 procédés pour exploiter la photographie dans une recherche sociologique
La photographie est un outil puissant employé dans nos livres d’histoire et de géographie. Elle relate des évènements, étaie des théories et bien plus encore. Son travail va au-delà de la simple capture de moments esthétiques ou mémorables. Ses applications s’étendent à diverses disciplines, notamment la sociologie. Elle offre aux chercheurs un moyen d’explorer, d’appréhender et de représenter la réalité sociale. Alors, comment utiliser la photographie en sociologie ? Il existe plusieurs approches pour exploiter les images dans les enquêtes : les analyser et les transformer en outils de recherche, de collecte des données, ou encore comme objets de restitution des résultats.
1- Analyser l’image pour la transformer en outil d’enquête
La manière la plus simple pour exploiter la photographie dans votre enquête sociologique est de s’en servir comme une donnée et de l’analyser. Ainsi, selon Becker, vous pouvez utiliser du contenu historique, journalistique, documentaire ou artistique. Chacun de ces usages apporte une perspective unique à la compréhension de la réalité sociale. L’art offre des représentations émotionnelles et subjectives du monde. A contrario, le documentaire et le photojournalisme capturent des moments authentiques et viennent refléter le quotidien.
En étudiant ces images, on rend compte de pratiques liées à une époque ou à un groupe social. Appréhender le contexte dans lequel les clichés ont été photographiés permet de constater des conditions de vie, des normes culturelles ou encore des changements sociétaux. Observez les prises de vue d’Andreas Gursky par exemple et vous y découvrirez sa vision du monde moderne. Comparez-le à d’autres auteurs à la même période et vous noterez peut-être l’ampleur de l’influence de la globalisation dans l’art.
Rappelez-vous toutefois que le cliché n’est réellement sociologique que lorsque les méthodes d’analyse sont employées pour en tirer des informations et des enseignements. Une démarche globale doit être appliquée à cette étude. Gardons en mémoire tout de même que les photographes eux aussi sont des sujets qui ont des opinions ou des perspectives qui influencent leurs œuvres. La Rocca indique que la réflexion critique sur la subjectivité des images est essentielle pour une recherche rigoureuse.
👉 Pour avoir un aperçu du travail d’Andreas Gursky, je vous invite à lire mon article “L’histoire de la photo la plus chère au monde”
2- Capturer une photographie pour la recherche sociologique
Outre l’analyse d’images existantes, la photographie peut être utilisée de différentes manières remplissant plusieurs fonctions essentielles.
2.1 Un outil de mémorisation
Selon La Rocca, la photographie témoigne des lieux, des interactions sociales ou encore des aspects importants de la vie quotidienne. Comme le dictaphone, elle enregistre l’information pour le sociologue qui la traitera avec le recul nécessaire. L’analyse du chercheur devient ainsi plus complète. Elle ne se base plus uniquement sur ses notes, ses observations ou sa mémoire. La perte de données est donc moindre. Du contenu supplémentaire est accumulé alors qu’il aurait pu être invisible au premier abord.
2.2 Outil de médiation auprès des enquêtés
Fabio La Rocca établit la pratique de la “photo-elicitation”. L’image se transforme en un outil de médiation entre l’enquêteur, qui expose des clichés, et l’enquêté qui les commente. D’une personne à une autre, ou encore d’une communauté à une autre, les interprétations peuvent différer. Sans mise en situation, ces informations deviennent inatteignables.
Par ailleurs, l’entretien est un exercice complexe pour les enquêtés. Ils peuvent être parfois intimidés, peu loquaces et ainsi fournir des réponses lacunaires et concises, peu bénéfiques à la recherche. L’utilisation du photolangage intervient comme solution à cette difficulté.
2.3 Outil d’échantillonnage
Le travail de Robert Frank dans “Les Américains” est un exemple pertinent de l’utilité de la photographie comme outil d’échantillonnage. En capturant des scènes diversifiées de la vie américaine des années 1950, il a pu fournir un éventail visuel et varié de la société à cette époque.
Le chercheur comprend davantage les caractéristiques et les dynamiques sociales pour une période. Cela complète et enrichit les données textuelles ou auditives, permettant d’obtenir une vision plus globale de la réalité étudiée.
2.4 Outil de récolte de données : La native image making
Pour finir, le “native image making”, notion abordée par Wagner en 1979, implique de laisser aux enquêtés le pouvoir de photographier leur quotidien et leur environnement. Les participants s’approprient ainsi leur propre représentation. Si la subjectivité est évidente dans ce cadre, elle l’est également dans celui des entretiens. Il est toutefois primordial d’en tenir compte lors de l’analyse des données. En encourageant les interviewés à documenter leur réalité sociale, cette approche permet d’accéder à des perspectives uniques et d’obtenir des informations plus intimes et plus personnelles. L’image qu’un individu peut vouloir exprimer en face à face, ou celle qu’il aura l’audace d’exhiber par le biais d’un média sont différentes.
La subjectivité de la photographie est un défi pour les chercheurs. L’objectivité totale est impossible de part et d'autre. La Rocca l’indique clairement : photographe, sociologue ou participant, chacun apporte ses propres valeurs, biais et interprétations dans la capture d’un cliché.
3- Restituer visuellement les résultats d’une étude menée
Dans le cadre d’une enquête, la photographie peut être un élément de restitution essentiel. En effet, en associant les images aux analyses textuelles, les chercheurs peuvent présenter leurs conclusions de manière plus percutante et captivante. Par ailleurs, elles fournissent des preuves visuelles qui confortent les arguments et apportent un éclairage supplémentaire sur les phénomènes sociaux.
Cette restitution offre une dimension impactante aux résultats de l’investigation. Elle peut être facilitatrice lorsque les sujets étudiés sont complexes ou difficiles à décrire uniquement par des mots.
L'utilisation de photographies contribue également à la communication avec un auditoire plus large. Les images ont un pouvoir émotionnel et peuvent toucher les spectateurs d'une manière plus profonde que les données brutes ou les analyses statistiques. Cela rend la recherche sociologique plus accessible et permet d'engager un public plus diversifié et intéressé. Des expositions peuvent être organisées pour sensibiliser aux problématiques sociales importantes.
Cependant, il est crucial que les chercheurs soient conscients des responsabilités éthiques liées à l’usage de photographies dans la restitution des résultats. Ainsi, ils doivent s’assurer de respecter le droit à la vie privée des personnes et d’obtenir leur consentement éclairé avant utilisation publique. Ils doivent également veiller à ne pas manipuler ou déformer les images afin de préserver leur authenticité et leur intégrité en tant que sources d'information.
La photographie propose aux sociologues une palette d’outils pour explorer, capturer et témoigner de la réalité sociale. En analysant des clichés, en les exploitant comme un moyen de communication visuelle ou média de restitution, les chercheurs approfondissent leur compréhension du monde et en offrent de nouvelles perspectives. Ils apportent des preuves, non modifiables, à leur enquête et en renforcent sa crédibilité. La prise de vue artistique, journalistique ou documentaire vient en dire beaucoup sur nos sociétés. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que nous, photographes, exécutons au quotidien ? Témoigner de la réalité que l’on observe.
Références :
Mathilde Buliard, « François Cardi, Photographie et sciences sociales. Essai de sociologie visuelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2022, consulté le 21 juillet 2023. URL: http://journals.openedition.org/lectures/54528 https://doi.org/10.4000/lectures.54528
LA ROCCA Fabio, « Introduction à la sociologie visuelle », Sociétés, 2007/1 (no 95), p. 33-40. DOI : 10.3917/soc.095.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-2007-1-page-33.htm
Becker Howard S. Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme. In: Communications, 71, 2001. Le parti pris du document, sous la direction de Jean-François Chevrier et Philippe Roussin. pp. 333-351.
www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2091