Photographie de Rue au Féminin : Talents occultés et quête de reconnaissance
Le 08 mars arrive et cela fait plusieurs semaines que je me demande comment, en tant que femme, freelance, voyageant à l’étranger, je pourrais faire valoir mes droits. En faisant grève ? Qui va s’en rendre compte ? En allant manifester ? Je suis à Lobitos, un village de 1500 habitants au milieu d’un petit désert péruvien : à qui vais-je réclamer des mesures pour enfin me sentir en sécurité à la maison, au travail mais surtout dans la rue ?
C’est là que je me suis souvenue qu’il y a quelques semaines, Genaro m’a dit que l’audience de sa chaîne Youtube était composée d’environ 80% d’hommes. Et en fait, ce n’est pas vraiment une surprise. Saviez-vous que 63% des personnes qui sont diplômées d’écoles de photo sont des femmes ? Comment explique-t-on alors qu’elles ne représentent que 20% des artistes exposés ? Comment de l’école au travail, s’évaporent-elles pour laisser la place aux hommes ? À votre avis, est-ce vraiment une question de talent ? Bien sûr que non, c’est une question d’éducation, de place dans l’espace public et d’invisibilité. Je vous explique.
1- Les barrières d’une éducation genrée
Confiance en soi et visibilité : les défis de l’auto-promotion
Dans l’enquête de Biljana Stevanovic, Pierre Grousson et Alix de Saint-Albin intitulée “Orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons au collège. Évaluation d’un dispositif de sensibilisation aux métiers non-traditionnels.” les chercheurs reconnaissent que : “Dès leur prime enfance, les filles apprennent l’obéissance, la docilité, l’attention à autrui, l’usage limité de l’espace ; les garçons apprennent la compétition, l’affirmation du soi, l’usage plus libre de l’espace.” Cela implique notamment que les jeunes filles aient tendance à se sous-estimer par exemple. Elles vont donc avoir plus de difficultés à négocier leur salaire, reconnaître leur talent et le valoriser.
L’étude “Teacher behavior and student achievement. Handbook of research on teaching” (1986) de Brophy & Good, psychologues, révèle que les garçons reçoivent beaucoup plus d’attention que les filles en classe. Cette différence d'interaction crée un terrain inégal dès les premières années de socialisation et contribue à façonner une perception de soi limitée pour les petites filles en primaire. Être moins interrogées implique qu’elles s'entraînent moins à parler en public et qu’elles devront trouver d’autres moyens pour développer leur confiance en soi.
Alors, évidemment, je ne me souviens pas de mes années à l’école primaire. D’ailleurs, même si j’étais déjà bien revendicative, je ne pense pas qu’à 7 ans j’étais capable de conscientiser à qui Madame Hiver, mon institutrice de CE1, accordait plus ou moins de temps de parole. Nous l’avons tous et toutes intériorisé, mais si je vous dis que vous aurez moins de chance d’être interrogé qu’un ou une autre quand vous levez la main, quelle valeur cela donne à votre parole ? Comment venir prendre position, comment vous montrer lorsqu’on vous a si peu donné la parole ?
Cela reste un seul exemple et il est toutefois indéniable que les biais éducatifs existent et sont diffusés bien avant même la naissance d’un enfant. Ce sont ces expériences, qu’elles aient lieu à la maison ou à l’école, qui vont venir déterminer le comportement des personnes une fois adulte.
La quête de légitimité dans un monde masculin
Et si la société entière accentuait ces différences ? L’enquête d’Irène Jonas “La photographie de famille : une pratique sexuée ?” (2010), fait état de la représentation des femmes dans la publicité. Elle pointe en particulier un spot de Kodak des années 60. Si les femmes sont bien présentes dans les publicités, l’image qu’il leur est donné est loin de les encourager à faire d’elles de grandes photographes. Elles tiennent l’appareil maladroitement, curieusement, alors que leur mari, eux, l'œil vif, sont prêts à photographier avec aisance !
Ces images, aussi anodines soient-elles, ont des conséquences. Edith Brenac, chercheuse en sciences sociales, en 1983, souligne la tendance que l’on a à associer la maîtrise technologique aux hommes. Cela exclut naturellement l’intérêt que les femmes pourraient y porter puisqu’on leur enseigne qu’elles n’y comprendront rien.
C’est par ces petites touches successives que les biais de genre s’immiscent dans nos têtes et dans nos vies. Nous ne nous en rendons pas compte, mais ils sont là, bien présents, et viennent limiter nombreux de nos comportements, autant chez les hommes que chez les femmes. Les conséquences pour ces dernières étant beaucoup plus graves et durables.
2- L’Espace public : un terrain réservé aux hommes
N’avez-vous jamais dit à votre sœur, mère, cousine, amie, épouse : “Fais attention quand tu sors le soir !”. L’avez-vous déjà dit à votre frère, père, cousin, ami, époux ? Et même si la réponse est “oui”, il est fort probable que vos inquiétudes soient différentes et/ou que vous ayez davantage le réflexe de le dire quand il s’agit de femmes.
Ce conseil, donné avec bienveillance, révèle pourtant une profonde inégalité dans la manière dont nous percevons la sécurité dans l’espace public selon notre genre. Ce dernier est plus hostile pour les femmes que pour les hommes.
Marylène Lieber, sociologue, souligne que les hommes occupent une place plus détendue et permanente dans les lieux publics. Ils peuvent se permettre d’être statiques, d’observer, de se détendre, sans sentir le même niveau d’urgence ou de menace. En contraste, les femmes utilisent l’espace public majoritairement comme un lieu de transition. Elles restent en mouvement, non pas par choix, mais comme stratégie pour minimiser l’exposition à des interactions potentiellement dangereuses ou inconfortables. Et ce, entre autres stratégies, comme celle de mettre des écouteurs, de ne pas s’arrêter pour chercher son chemin, et j’en passe ! Je suis concernée par ces stratégies et je suis sûre que si vous demandez aux femmes autour de vous, elles pourront les valider ou vous en donner d’autres. Essayez pour voir.
Approfondissant le débat, l’autrice Virginie Despentes adopte une perspective particulièrement tranchée concernant ses déplacements extérieurs. Elle souligne avoir pris pleinement conscience que sortir de chez elle implique un risque d'agression. Face à cette réalité, elle se voit confrontée à deux options : demeurer cloîtrée chez elle ou choisir d'embrasser ce risque. J’ai toujours su que je n’étais pas en sécurité dans la rue, j’ai toujours dit à mes amies de m’envoyer un message en arrivant chez elles. Toutefois, ce passage de la série Valeria m’a fait froid dans le dos. Pourquoi ? Parce que malgré les milliers de kilomètres qui peuvent nous séparer, nous vivons toutes la même chose. Parce qu’hier encore avant de rentrer chez moi, mes amies m’ont dit la même chose, parce qu’hier encore, j’ai hésité à passer par le chemin plus court, car plus sombre. À Paris, à Cherbourg ou à Lobitos, ceci est notre quotidien et illustre parfaitement pourquoi il est plus compliqué pour une femme d’être photographe de rue. Nous ne sommes pas les bienvenues dans l’espace public.
Cette dynamique vient directement affecter l’expression artistique des femmes, notamment dans la photographie de rue. En effet, cette dernière demande une immersion dans un espace, un arrêt, un moment de pause pour capturer une scène, un visage ou une émotion. Or, cette immobilisation va à l’encontre de l’instinct de survie que beaucoup de femmes ont développé pour naviguer en sécurité dans ces espaces. Comment, alors, les femmes peuvent-elles concilier ce besoin de sécurité avec la volonté de s'exprimer artistiquement ? Comment déconstruire quelque chose qui est profondément ancré dans notre éducation et qui nous permet de survivre ?
Genaro, dans ses enseignements, enseigne des techniques afin de surmonter ses peurs en photographie de rue. Cependant, il est primordial de reconnaître que les défis auxquels les femmes font face sont amplifiés. Être statique, simplement présente dans un lieu, peut être perçu comme un acte de défiance, voire comme une invitation non désirée à l’attention ou à l’interaction.
Alors, quand Hannah Price, dans sa série “City of Brotherly Love”, redirige le regard et vient mettre la lumière sur ces hommes, elle nous montre un courage incroyable pour se réapproprier l’espace urbain. Fatiguée du harcèlement de rue, elle utilise son appareil photo comme un outil de pouvoir et de réclamation de son droit à l’espace public. Par ses photographies, elle transforme avec bienveillance, une expérience négative en œuvre d’art. D’ailleurs, son projet montre bien que l’agresseur peut être monsieur tout le monde.
À l’opposé, Julia Coddington, lors de son échange avec Genaro, partage comment, de par son âge, elle se sent invisible dans la rue. Cela lui confère un avantage dans sa pratique de la photographie de rue. Cette invisibilité, souvent considérée comme un inconvénient dans d’autres contextes, devient ici un outil qui lui permet de naviguer plus librement dans l’espace public, soulignant comment les perceptions et expériences peuvent varier grandement selon les individus. Personnellement, je pense que le harcèlement de rue et le sexisme n’ont pas d’âge. Les agressions ne sont pas réservées aux femmes plus jeunes et l’invisibilité aux plus âgées. À 25 ans, nous sommes invisibles au travail, mais pas dans la rue. Et inversement. Finalement, notre place et la manière dont on nous observe dépend des hommes. À nous de résister et de nous réapproprier l’espace et le temps, même si ce n’est pas toujours possible.
Une fois que les femmes ont surmonté les obstacles, les biais éducatifs et le malaise inconscient de leur présence dans la rue, les femmes photographes doivent se frayer un chemin pour se faire connaître dans le monde de l’art.
3- L’invisibilité dans le monde de l’art
Dans l'ombre des hommes : se faire reconnaître en tant que femmes
Dans la partie précédente, je vous parlais d’invisibilité. Être une femme est un combat quotidien : les réalisations des hommes sont souvent bien plus valorisées et célébrées que les contributions féminines. Elles doivent alors faire face à un double défi : celui de prouver leur talent, mais aussi leur droit d’exister face à celui des hommes alors qu’elles vivent dans un monde où leur présence est souvent minimisée ou ignorée.
Malgré des progrès, les femmes restent sous-représentées dans les expositions majeures. Les structures de pouvoir existantes dans le monde l’art tendent à perpétuer une dynamique excluante, limitant l’accès des femmes aux ressources, à la visibilité et au soutien financier. C’est le principe du boys’ club. Elles doivent évoluer dans un écosystème fermé, dans lequel les réseaux masculins dominent et viennent limiter les opportunités pour les femmes. Cette exclusion se manifeste à travers divers canaux, comme les médias spécialisés ou les galeries d’art. En effet, les médias jouent un rôle clé dans la visibilité des artistes. L’absence d’une couverture équitable contribue à l’invisibilité des femmes dans le secteur.
Vers une inclusion authentique
La lutte pour une représentation équitable et authentique des femmes dans le monde de l’art exige un changement structurel et culturel. Cela inclut la création de politiques inclusives, le soutien à la diversité des voix et la valorisation des contributions féminines sur un pied d'égalité avec celles des hommes.
Des efforts spécifiques sont déployés pour valoriser le travail des artistes femmes à travers l'organisation d'expositions dédiées. Un progrès notable a été observé : alors qu'en 2018, les femmes constituaient 20% des exposantes à Paris, ce pourcentage a grimpé à 36% en 2023, témoignant d'une amélioration significative. Cependant, lors de mes recherches sur Magnum et les femmes photographes, j'ai remarqué que, pour célébrer les 75 ans de l'agence, une exposition intitulée “Close Enough” leur était consacrée. A priori, c’est une excellente initiative. Néanmoins, cette exposition a été conçue autour d’une citation de Robert Capa, le fondateur de l’agence : “ Si vos photographies ne sont pas assez bonnes, c'est parce que vous n'êtes pas assez près ”. L’orientation de cette exposition autour de cette phrase est problématique parce que :
Il n’y a aucune obligation de s'approcher des gens quand on fait de la photographie de rue. Cela donne une idée erronée de la pratique.
Robert Capa oublie le privilège qu’il a d’être un homme blanc : s’approcher d’une personne dans la rue peut être mal perçu et générer des réactions défavorables, d’autant plus lorsque l’on fait partie d’un groupe minoritaire.
Enfin, la mise en avant de femmes dans le cadre d’une exposition s’articulant autour d’une citation attribuée à un homme soulève la question de la représentativité et de l’équité dans le discours sur la photographie.
À mon sens, une représentation authentique et respectueuse des femmes dans le monde de l'art sera atteinte lorsque nous leur accorderons de l'espace dans autant d'expositions, et surtout, lorsque celles-ci ne seront pas ancrées autour des propos d'un homme. Toutefois, chacun et chacune nous avons la responsabilité de diversifier notre savoir et celui des autres. Si tous les créateurs.trices de contenu, petits ou grands, s’appliquaient à être davantage inclusif.ves, cela permettrait aux passionné.es de l’être un peu plus !
Au-delà des lieux, chaque média, petit ou grand, chaîne Youtube, podcast, a la responsabilité de favoriser les représentations de tous les groupes sociaux. D’ailleurs, en tant qu’individus, nous sommes tout aussi responsables ! Nous avons le pouvoir et le devoir d’orienter et de varier nos recherches, d’aller plus loin que la première page de Google, qui présente évidemment un discours dominant.
Nous l’avons compris, l’éducation genrée, la navigation dans l’espace public et l’invisibilité persistante des femmes sont de fort obstacles à leur représentation en photographie de rue. Il est primordial de reconnaître et de valoriser la contribution des femmes, non seulement dans la photographie mais dans tous les domaines de la création artistique. Pour cela des collectifs comme Women Street Photographers, Women in Street, Unexposed, Street is a woman ou encore La part des femmes existent !
Pour conclure cet article, je voudrais vous parler de Vivian Maier, si vous ne la connaissez pas déjà. Elle illustre parfaitement l’invisibilité des femmes dans la photographie. Découverte posthumément, son œuvre illustre qu’un talent extraordinaire peut rester caché lorsque les systèmes en place ne fournissent pas les moyens de reconnaissance et de soutien équitable. Maier, qui a choisi de garder son art pour elle-même de son vivant, nous rappelle que derrière chaque histoire connue se cache une multitude de talents inexplorés et de récits non racontés, souvent entravés par les barrières sociétales et les préjugés de genre.
Au-delà de l’invisibilité, son histoire illustre le contraire de la recherche de profit. Pourquoi Vivian Maier n’a jamais parlé de sa passion pour la photographie ? Était-ce par simple humilité ? Parce qu’elle n’a pas osé aller plus loin ? Cela ne l’intéressait pas ? Ce que je me demande moi c’est si son éducation et le traitement réservé aux femmes dans le monde de l’art ne l’ont pas empêché d’aller plus loin. Qu’est-ce que s’est dit Vivian lorsqu’elle a décidé que ses photos ne valaient pas la peine d’être vues ? Reconnaître son talent, c’est reconnaître ce que nous avons manqué et ce que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer.
La quête de visibilité et de reconnaissance des femmes dans la photographie de rue, et dans toutes les formes d’art, doit continuer, voire s’intensifier, afin de révéler les talents cachés mais pour affirmer la richesse que nous pouvons apporter à notre tissu culturel. Cela vaut pour les femmes, mais également pour tous les groupes minoritaires. Le manifeste du collectif “La part des femmes” dit : “Plus de 80% des photographies sélectionnées ou achetées sont l'œuvre d’hommes occidentaux.” Alors, si vous êtes d’accord pour dire que ce n’est pas possible que le talent ne concernent que les hommes blancs, je vous propose un petit challenge : pendant un mois, orientez vos recherches sur des œuvres et des carrières de femmes photographes, de toutes origines, de tous milieux sociaux. L’objectif est d’être le ou la plus inclusif.ve possible ! Et si vous voulez en faire profiter tout le monde, je vous invite à partager vos trouvailles sur les réseaux sociaux à travers le #DefiDiversiteArtistique. Voilà déjà un premier pas pour agir à votre niveau !
Je commence tout de suite en vous invitant à découvrir :
Célia D. Luna avec son projet “Cholitas Bravas”
Vous en êtes ? 😉
Vous pouvez me retrouver sur : Linkedin & Instagram
Sources :
Biljana Stevanovic, Pierre Grousson et Alix de Saint-Albin. Orientation scolaire et professionnelle des filles et des garçons au collège. Évaluation d’un dispositif de sensibilisation aux métiers non-traditionnels. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 49, n° 1, 2016, pp. 91-119. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-26-3.
Brophy, J. E., & Good, T. L. (1986). Teacher behavior and student achievement. Handbook of research on teaching., Macmillan: 328-375. In W. M.C. (Ed.), Handbook of research on teaching (pp. 328-375). New-York: Macmillan.
JONAS Irène, « La photographie de famille : une pratique sexuée ? », Cahiers du Genre, 2010/1 (n° 48), p. 173-191. DOI : 10.3917/cdge.048.0173. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-1-page-173.htm
Brenac Édith (1983). « Système S ou le bricolage au féminin ». Pénélope, n° 9, automne.
Le manifeste du collectif La part des femmes, URL : https://la-part-des-femmes.com/le-collectif-et-le-manifeste/
Comment utiliser la photographie en sociologie ?
3 procédés pour exploiter la photographie dans une recherche sociologique
La photographie est un outil puissant employé dans nos livres d’histoire et de géographie. Elle relate des évènements, étaie des théories et bien plus encore. Son travail va au-delà de la simple capture de moments esthétiques ou mémorables. Ses applications s’étendent à diverses disciplines, notamment la sociologie. Elle offre aux chercheurs un moyen d’explorer, d’appréhender et de représenter la réalité sociale. Alors, comment utiliser la photographie en sociologie ? Il existe plusieurs approches pour exploiter les images dans les enquêtes : les analyser et les transformer en outils de recherche, de collecte des données, ou encore comme objets de restitution des résultats.
1- Analyser l’image pour la transformer en outil d’enquête
La manière la plus simple pour exploiter la photographie dans votre enquête sociologique est de s’en servir comme une donnée et de l’analyser. Ainsi, selon Becker, vous pouvez utiliser du contenu historique, journalistique, documentaire ou artistique. Chacun de ces usages apporte une perspective unique à la compréhension de la réalité sociale. L’art offre des représentations émotionnelles et subjectives du monde. A contrario, le documentaire et le photojournalisme capturent des moments authentiques et viennent refléter le quotidien.
En étudiant ces images, on rend compte de pratiques liées à une époque ou à un groupe social. Appréhender le contexte dans lequel les clichés ont été photographiés permet de constater des conditions de vie, des normes culturelles ou encore des changements sociétaux. Observez les prises de vue d’Andreas Gursky par exemple et vous y découvrirez sa vision du monde moderne. Comparez-le à d’autres auteurs à la même période et vous noterez peut-être l’ampleur de l’influence de la globalisation dans l’art.
Rappelez-vous toutefois que le cliché n’est réellement sociologique que lorsque les méthodes d’analyse sont employées pour en tirer des informations et des enseignements. Une démarche globale doit être appliquée à cette étude. Gardons en mémoire tout de même que les photographes eux aussi sont des sujets qui ont des opinions ou des perspectives qui influencent leurs œuvres. La Rocca indique que la réflexion critique sur la subjectivité des images est essentielle pour une recherche rigoureuse.
👉 Pour avoir un aperçu du travail d’Andreas Gursky, je vous invite à lire mon article “L’histoire de la photo la plus chère au monde”
2- Capturer une photographie pour la recherche sociologique
Outre l’analyse d’images existantes, la photographie peut être utilisée de différentes manières remplissant plusieurs fonctions essentielles.
2.1 Un outil de mémorisation
Selon La Rocca, la photographie témoigne des lieux, des interactions sociales ou encore des aspects importants de la vie quotidienne. Comme le dictaphone, elle enregistre l’information pour le sociologue qui la traitera avec le recul nécessaire. L’analyse du chercheur devient ainsi plus complète. Elle ne se base plus uniquement sur ses notes, ses observations ou sa mémoire. La perte de données est donc moindre. Du contenu supplémentaire est accumulé alors qu’il aurait pu être invisible au premier abord.
2.2 Outil de médiation auprès des enquêtés
Fabio La Rocca établit la pratique de la “photo-elicitation”. L’image se transforme en un outil de médiation entre l’enquêteur, qui expose des clichés, et l’enquêté qui les commente. D’une personne à une autre, ou encore d’une communauté à une autre, les interprétations peuvent différer. Sans mise en situation, ces informations deviennent inatteignables.
Par ailleurs, l’entretien est un exercice complexe pour les enquêtés. Ils peuvent être parfois intimidés, peu loquaces et ainsi fournir des réponses lacunaires et concises, peu bénéfiques à la recherche. L’utilisation du photolangage intervient comme solution à cette difficulté.
2.3 Outil d’échantillonnage
Le travail de Robert Frank dans “Les Américains” est un exemple pertinent de l’utilité de la photographie comme outil d’échantillonnage. En capturant des scènes diversifiées de la vie américaine des années 1950, il a pu fournir un éventail visuel et varié de la société à cette époque.
Le chercheur comprend davantage les caractéristiques et les dynamiques sociales pour une période. Cela complète et enrichit les données textuelles ou auditives, permettant d’obtenir une vision plus globale de la réalité étudiée.
2.4 Outil de récolte de données : La native image making
Pour finir, le “native image making”, notion abordée par Wagner en 1979, implique de laisser aux enquêtés le pouvoir de photographier leur quotidien et leur environnement. Les participants s’approprient ainsi leur propre représentation. Si la subjectivité est évidente dans ce cadre, elle l’est également dans celui des entretiens. Il est toutefois primordial d’en tenir compte lors de l’analyse des données. En encourageant les interviewés à documenter leur réalité sociale, cette approche permet d’accéder à des perspectives uniques et d’obtenir des informations plus intimes et plus personnelles. L’image qu’un individu peut vouloir exprimer en face à face, ou celle qu’il aura l’audace d’exhiber par le biais d’un média sont différentes.
La subjectivité de la photographie est un défi pour les chercheurs. L’objectivité totale est impossible de part et d'autre. La Rocca l’indique clairement : photographe, sociologue ou participant, chacun apporte ses propres valeurs, biais et interprétations dans la capture d’un cliché.
3- Restituer visuellement les résultats d’une étude menée
Dans le cadre d’une enquête, la photographie peut être un élément de restitution essentiel. En effet, en associant les images aux analyses textuelles, les chercheurs peuvent présenter leurs conclusions de manière plus percutante et captivante. Par ailleurs, elles fournissent des preuves visuelles qui confortent les arguments et apportent un éclairage supplémentaire sur les phénomènes sociaux.
Cette restitution offre une dimension impactante aux résultats de l’investigation. Elle peut être facilitatrice lorsque les sujets étudiés sont complexes ou difficiles à décrire uniquement par des mots.
L'utilisation de photographies contribue également à la communication avec un auditoire plus large. Les images ont un pouvoir émotionnel et peuvent toucher les spectateurs d'une manière plus profonde que les données brutes ou les analyses statistiques. Cela rend la recherche sociologique plus accessible et permet d'engager un public plus diversifié et intéressé. Des expositions peuvent être organisées pour sensibiliser aux problématiques sociales importantes.
Cependant, il est crucial que les chercheurs soient conscients des responsabilités éthiques liées à l’usage de photographies dans la restitution des résultats. Ainsi, ils doivent s’assurer de respecter le droit à la vie privée des personnes et d’obtenir leur consentement éclairé avant utilisation publique. Ils doivent également veiller à ne pas manipuler ou déformer les images afin de préserver leur authenticité et leur intégrité en tant que sources d'information.
La photographie propose aux sociologues une palette d’outils pour explorer, capturer et témoigner de la réalité sociale. En analysant des clichés, en les exploitant comme un moyen de communication visuelle ou média de restitution, les chercheurs approfondissent leur compréhension du monde et en offrent de nouvelles perspectives. Ils apportent des preuves, non modifiables, à leur enquête et en renforcent sa crédibilité. La prise de vue artistique, journalistique ou documentaire vient en dire beaucoup sur nos sociétés. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que nous, photographes, exécutons au quotidien ? Témoigner de la réalité que l’on observe.
Références :
Mathilde Buliard, « François Cardi, Photographie et sciences sociales. Essai de sociologie visuelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2022, consulté le 21 juillet 2023. URL: http://journals.openedition.org/lectures/54528 https://doi.org/10.4000/lectures.54528
LA ROCCA Fabio, « Introduction à la sociologie visuelle », Sociétés, 2007/1 (no 95), p. 33-40. DOI : 10.3917/soc.095.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-2007-1-page-33.htm
Becker Howard S. Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme. In: Communications, 71, 2001. Le parti pris du document, sous la direction de Jean-François Chevrier et Philippe Roussin. pp. 333-351.
www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2001_num_71_1_2091