3 obstacles à votre photographie
L'ennemi est bien souvent au creux de la poche, les internets mondiales et le web-deux-points-zero regorgent de contenus qui vous feront perdre votre temps, ou qui iront à l'encontre de vos progrès en photographie. Je suis le premier concerné par ces obstacles, plus souvent qu'à mon tour je me suis pris les pieds dans ces pièges à vieux loup de mer. Ça me gonfle d'être l'idiot qui se tait, alors dégommons, ça va me détendre et faire un peu de trafic.
1. Les vidéos de test matériel
Regarder des vidéos présentant du matériel photo n'aidera pas votre photographie, ça ne vous aidera qu'à vous renseigner sur vos futurs achats. C'est une évidence qu'il est toujours bon de rappeler, surtout parce que certains Youtubeurs sont pleins de second degré, comme Kai Wong qui est probablement le meilleur dans le domaine. Je me marre bien devant ses vidéos, mais à chaque fois j'ai l'impression d'avoir perdu 10 minutes sur Youtube. C'est bon enfant mais ça sert à rien.
Le danger peut venir de la chaîne "The Art of Photography" dont le contenu était initialement remarquable et qui a bifurqué vers les commentaires des sorties du dernier compact, reflex ou moyen format. Et pourtant certaines de ses vidéos les plus vues ne parlent pas de matériel, mais je suppose que nous devons tous trouver une méthode pour générer des revenus.
Je dois reconnaître, quand j'ai voulu acheter un appareil spécialisé dans la photographie de rue, le Ricoh GR, j'ai bien dû regarder toutes les vidéos disponibles sur les différentes versions du GR. En fait, nous sommes responsables de cette déviance de certains Youtubeurs. Acheter du matos, c'est grisant, ça fait du bien. La séquence qui s'en suit est logique : recherche > google > trafic pour ceux qui en parlent > recommandations de Youtube sur le matos. Répétez à l'envie, et l'envie peut venir souvent sur le matériel.
Non seulement nous entretenons ce cercle vicieux, mais en regardant les vidéos nous incitons les créateurs de contenu à continuer. Pour eux trafic égale revenu, même indirect. Là aussi je parle en connaissance de cause, il y a quelques années, avant d'être photographe, mon blog a pu financer ma vie dissolue, mes voyages et la chasse aux clients, uniquement parce que je faisais un peu de trafic. J'ai largement profité (financièrement) du système mais c'était clairement une impasse créative. J'ai fini par fermer mon blog parce qu'il ne corresondait plus à mes aspirations, j'ai pourtant encore une petite nostalgie sur quelques belles histoires que j'y avais raconté.
Bon, je crois que je m'égare un peu. Revenons à nous moutons galeux. Vous pouvez trouver plein de contenus passionnants pour votre photographie sur Youtube. Si vous débutez et explorez des techniques de prises de vue, en studio, en portrait ou quelque soit le genre, les "making of" et "behind the scenes" sont légion.
Si vous aimez la photographie de rue, passez plutôt du temps avec Joe Greer ou Samuel L. :
Joe Greer c'est un peu l'exemple inverse de The Art of Photography, il exploite une audience accumulée grâce à sa participation à une émission de TV pour partager des contenus très pertinents.
Et en français les meilleurs ne sont pas forcément les plus suivis. Richie et Thomas, c'est la nouvelle vague qui souffle un vent de fraîcheur sur le Youtube game :
Abonnez-vous aux producteurs de contenus qui vont dans le bon sens. Ça leur permettra peut-être de se professionnaliser, si tant est qu'ils en aient envie (rien n'est moins sûr).
En résumé, regardez des contenus qui aident votre photographie ou qui documentent le travail de photographes inspirants.
Cette remarque fonctionne avec tous les contenus qui commentent les accessoires, notamment les sacs photo. Le matériel est le principal ennemi de votre art, vous ne serez jamais un chef 3 étoiles en passant votre temps à comparer les casseroles. Les peintres, eux, n'ont pas ce problème, car les marchands de pinceaux n'ont pas de chaînes Youtube dédiées. #OHWAIT
2. Les concours payants
Les concours comme Lifeframer et LenseCulture sont redoutables dans leur marketing, et c'est bien ce qui les rend dangereux pour votre photographie. En leur accordant de l'importance, du temps ou de l'argent, vous payez un prix cher pour la promotion de vos travaux.
Ces concours sont jugés par des photographes, éditeurs, iconographes, galeristes ou curateurs de musées de grand talent, et promettent une exposition internationale, ce qui est incontestable. Mais bien sûr ce dernier point ne concerne que les vainqueurs.
Et avec plusieurs centaines de milliers de participants à 15$ la photo ou 50$ le projet, il est facile de voir que comme à Las Vegas, celui qui gagne le plus dans cette histoire c'est le casino, ici les organisateurs des concours.
D'autant que la communication agressive de Lifeframer ou Lenseculture, comme tous les ersatz qui pullulent sur le web, les rend incontournables. Vous tomberez forcément sur une de leur pub, et si vous espérez percer un peu en photographie au delà de vos proches, sans même parler de devenir professionnel, ces concours donneront forcément envie. Oui, ceux qui gagnent ont de bonnes chances de percer, mais à quel prix ?! Je suis convaincu que les projets des vainqueurs auraient percé d'une autre manière, sans avoir à jouer à la loterie.
Par ailleurs je me dois de parler ici des concours de clubs photo, repésentés par la Fédération Photographique de France. Là, les concours sont gratuits, mais se pose le problème fondamental des juges et des orientations artistiques qui sont données à ces concours.
À plusieurs reprises j'ai eu dans mes voyages-photo des membres de clubs photo. Certains étaient des photographes remarquables dont les clichés montraient une grande maîtrise et confiance en leur pratique. Mais j'ai également rencontré des personnes qui débutaient en photographie et qui se contraignaient en fonction de critères abracadabrantesques, purement techniques, voire farfelus. S'il vous plaît, choisissez bien en qui vous mettez votre confiance. La Fédération Photographique de France est certainement peuplée de brillants photographes, mais rien que le nom devrait mettre la puce à l'oreille. La photographie n'est pas un sport et ne peux absolument pas se juger comme tel. Imaginez 2 secondes une compétition de peinture et vous verrez le grotesque de la situation, si vous deviez être jugé par l'animateur du club de peinture du coin de la rue.
Pour approfondir, Thomas détaille bien la situation ici : Quittez votre club photo.
La photographie a pour moi 3 fonctions principales : renseigner, informer ou émouvoir. Si vous n'êtes pas photo-journaliste ou photographe commercial, la pratique artistique est la voie.
Quels sont les concours intéressants auxquels participer ? Ceux qui donnent accès à une bourse pour poursuivre un projet ou l'exposer, jugés par des personnes reconnues dans leur profession, et gratuits. C'est à ceux qui exposent vos photos de payer pour avoir le droit de les exploiter.
Pour trouver les bourses et prix intéressants, vous pouvez :
- suivre cette page de Polka,
- vous abonner à l'Oeil de la Photographie,
- ou encore 9 lives.
3. La chasse au likes
Le seul vrai ennemi de ma photographie, c'est mon ego. Celui-là même qui me donne des aspirations démesurées, des prétentions idiotes avec d'immenses photographes comme références, et me fait plonger dans la recherche de validation sociale sur Facebook, Instagram ou sur des plateformes qui paraissent plus expertes comme Flickr ou 500px.
Le nombre de likes qu'obtient une photo sur Instagram est beaucoup plus fonction de son marketing que de sa qualité intrinsèque : l'heure de publication, l'utilisation intelligente des hashtags en fonction de son audience participent grandement à la performance.
Tout le monde n'est pas photographe. Comme le dit si bien Joseph Koudelka : "tout le monde sait appuyer sur un bouton, ça ne fait pas de tout le monde un.e photographe". Vous ne pouvez décemment pas faire confiance aux résultats obtenus sur les réseaux sociaux pour évaluer vos progrès, ils indiqueront uniquement votre performance en marketing. Le marketing est sûrement important pour la photographie professionnelle, mais je préfèrerai toujours un talent ignoré aux photos de certains "instagrammeurs" les plus connu.
Les plus performants sur tous les réseaux sont souvent ceux qui ont été suggérés aux utilisateurs au début de la plateforme. J'ai eu la chance de l'être à un moment sur Twitter, je sais que ça n'amène bien souvent qu'une audience très éphémère. Quant à Instagram 80% viennent des lecteurs de mon ancien blog, le reste de mes passages télés lors de la promotion des villes désertes. Sinon j'ai la lucidité de reconnaître être une bille sur Instagram.
Pour se perfectionner, il faut pratiquer parfaitement
Pour conclure, je voudrais garder une note positive. J'ai écarté de cet article beaucoup de négativité, à commencer par le titre. J'avais commencé par chercher des impostures, mais ça m'amenait sur les stratégies SEO de photographes médiocres et je ne voudrais ni y consacrer du temps, ni leur envoyer du monde.
J'ai aussi écarté les presets Lightroom payants, ils peuvent être utiles mais les bonnes méthodes pour les créer sont très très rares... Enfin les logiciels de remplacement de ciel ne concernent pas la photographie mais le design numérique, s'il y a une frontière en retouche elle est dépassée ici depuis longtemps.
L'idée ici est de reconnaître que nous sommes notre principal obstacle à nos progrès, par la procrastination ou le gonflement de nos égos. Progresser en photographie est difficile, parce que cela demande une énergie et une volonté farouche. Le meilleur moyen de progresser, c'est de pratiquer en se demandant constamment comment devenir meilleur, ou en cherchant la pratique parfaite. La pratique parfaite n'est pas quantifiable par un réglage, par des spécifications techniques ou par des likes sur Instagram.
Pour se perfectionner, il faut s'entraîner parfaitement, comme l'explique très bien le magicien Richard Turner :
5 photographes découverts dans l'Atlas mondial de la Photographie de Rue
Je dois commencer par vous dire qu'à la première lecture j'ai été déçu par l'Atlas Mondial de la Photographie de rue, et ce pour 2 raisons principales :
Je trouvais qu'il y avait beaucoup de portraitistes représentés.
L'Amérique du Sud et l'Afrique ont une portion congrue, à la fois en nombre de photographes et en nombre de pages.
Et puis j'ai réalisé que ce livre devrait forcément prendre parti, malgré son nom il ne peut être exhaustif. Force est de reconnaître que si l'on limite les photographes à ceux qui sont contemporains et ont été exposés dans des musées ou obtenus des publications majeures, comme cela semble être le cas, on se limite forcément à un filtre très Europe / US. Et puis je crois que j'ai aussi une dent contre les travaux des photographes présentés à New York, je ne les trouve pas forcément les plus représentatifs de la Mecque de la photo de rue.
Cet ouvrage présente d'autres avantages, notamment pour préparer un voyage et explorer une destination avant d'y déclencher vos premières photos. Même si vous l'avez compris si vous voulez aller en Colombie, au Mozambique ou au Maroc, il vous faudra trouver d'autres moyens.
Ceci étant établi, j'ai découvert dans cet ouvrage quelques photographes merveilleux que j'aurais dû connaître depuis longtemps, cela m'a permis de me rattraper. Je ne pourrai pas (moi non plus) être exhaustif sur cet article, et puisque je vous conseille tout de même d'acquérir ce livre pour parfaire votre culture en photographie de rue, j'ai choisi 5 photographes dont il me semble passionnant d'explorer les travaux.
Uta Barth
Les photos d'Uta Barth m'emportent dans des rêveries qui paraissent durer une éternité. Son projet "Fields" est une merveille, chaque scène est sortie d'un songe dans un flou qui donne envie de simplement profiter de la lumière et de l'ambiance urbaine à peine suggérée. Je n'ai été que peu de fois à Los Angeles, mais ce projet touche exactement l'émotion que l'on pourrait décrire dans cette ville.
Dans le travail d'Uta Barth, artiste californienne née à Berlin, les rues de Los Angeles se métamorphosent. La série Fields, qu'elle démarre en 1995, se compose de scènes urbaines ordinaires prises à différentes heures et sous différentes lumières. Pourtant, à l'aube ou au crépuscule, inondées de soleil ou de pluie, toutes les photos sont floues. Des tâches de couleurs diluées apparaissent, des détails ressortent, tandis que l'ensemble reste insaisissable.
Quelques enseignements :
Nous le verrons plusieurs fois ici, un projet photographique qui attire l'attention est d'abord un ensemble cohérent.
La technique employée est la même sur toutes les photos, en bougeant l'appareil au moment du déclenchement.
La contrainte technique est au service du message : un "non-événement", un "non-endroit", "une certaine forme de détachement".
L'inspiration en photographie peut évidemment prendre racine dans la Peinture, Uta Barth cite le peintre expressionniste abstrait Clement Greenberg.
Photographie Uta Barth - Fields 1995-1998
Photographie Uta Barth - Fields 1995-1998
Photographie Uta Barth - Fields 1995-1998
Photographie Uta Barth - Fields 1995-1998
Trente Park
Mon coup de coeur de l'Atlas Mondial de la photographie de Rue. Son nom me disait vaguement quelque chose, j'ai pris une grosse claque en découvrant ses photos. Trente Parke utilise les moments les plus ensoleillés de Sydney pour créer des scènes brutales dans leurs contrastes, tellement douces et réelles en même temps. Son niveau de maîtrise dans son style est incomparable, pas surprenant qu'il lui ait ouvert les portes de l'agence Magnum.
À travers l'objectif, Sydney semble sombre. Les bâtiments sont indistincts, flous, comme en cours de dématérialisation. Les individus traversent le cadre telles de faibles lueurs spectrales, et lorsque de rares puits de lumière percent l'obscurité, ils irradient, presque incandescents. Trent Parke explique : "je chasse en permanence la lumière. Je dépends d'elle [...] la lumière transforme l'ordinaire en magie.
Quelques enseignements :
Chercher la lumière. On l'oublie trop souvent, surtout un jour gris d'hiver, mais si vous avez le bonheur d'être entouré de puits de lumière, servez-vous en et recherchez ses effets.
Travailler intensément. Trent Parke admet avoir utilisé jusqu'à 100 pellicules pour une seule photo à un seul endroit, 10 à 15 minutes par jour pendant plusieurs mois. Passez 5 minutes, vous aurez (peut-être) une bonne photo. Mais si vous voulez des grandes photos, il va falloir bosser.
Donner le meilleur de soi-même. Je l'ai découvert ici, Trent Parke était un sportif de haut niveau qui a bifurqué et dû faire un choix à un moment de sa vie. Son éthique de travail dans le sport se retrouve dans sa photographie. Il exprime son désir non pas d'être le meilleur, mais plutôt "la meilleure version de soi-même, dans la limite de ses capacités".
Photographie Trent Parke
Photographie Trent Parke
Photographie Trent Parke
Photographie Trent Parke
Polly Braden
Ce photographe travaille des compositions qui m'ont instantanément parlées. Je dois dire que j'aurais pu me retrouver dans certaines des scènes, nous avons parfois un oeil familier. Mon retour à Londres dans quelques semaines me réjouit d'autant plus, même si je n'irai probablement pas dans les mêmes endroits que Polly Braden. Il s'est fait connaître pour son regard sur la City, le quartier financier de Londres, ses photos montrent comment la ville peut parfois paraître absurde, surtout dans les rues où se croisent tellement d'inégalités.
La série London's Square Mile de Polly Braden est consacrée à la City [...] ce centre financier est aussi surnommé "le mille carré le plus riche de la Terre". [...] Les photos montrent l'éclectisme de l'architecture ultramoderne de la City : du béton texturé côtoie les façades de métal poli ; les formes et les motifs se reflètent sur d'immenses parois de verre ; les ombres et les lumières jouent sur les surfaces.
Quelques enseignements :
L'isolement, le sentiment de solitude dans la ville et les contrastes, qu'ils soient picturaux ou conceptuels, sont des sujets passionnants.
La lumière, encore une fois, est au coeur des compositions de Polly Braden. Cherchez la lumière, observez-là, et servez-vous en.
L'architecture est souvent un personnage dans la ville. Répétitions, symétries, lignes de fuites, diagonales... sont des outils puissants pour vos compositions.
Photo Polly Braden
Photo Polly Braden
Photo Polly Braden
Photo Polly Braden
Ana Carolina Fernandes
Les photos d'Ana Carolina Fernandes posent une question à laquelle je ne cherche pas de réponse : la beauté formelle est-elle au service de l'histoire en photographie documentaire ?
Le titre le la série photographique Mem de Sá 100 désigne une adresse à Lapa, un quartier de Rio de Janeiro réputé pour sa vie nocturne. Elle mène au domicile de Luana Muniz, un travesti très influent dans la communauté et qui travaille dans les clubs du quartier. Il loue des pièces de sa magnifique demeure à des collègues et des amis. L'une de ces amies est la photographe Brésilienne Ana Carolina Fernandes. Pendant deux ans, ils cohabitent, et par son objectif, Fernandes saisit les allées et venues, mais aussi les crises qui surviennent dans la maison.
Quelques enseignements :
Une histoire représente souvent un temps long. Deux ans de travail pour un projet photographique, ça me parait être plutôt dans le haut de la fourchette pour un travail documentaire, mais cela n'a rien de choquant.
Un projet photographique, c'est ce à quoi vous avez accès. Il me semble primordial de poursuivre un projet photographique qui peut se réaliser en bas de chez soi, ne serait-ce que pour pouvoir y travailler régulièrement.
L'émotion d'une photo unique n'est pas importante en soi, c'est la série qui raconte l'histoire. Je trouve les photos d'Ana Carolina Fernandes particulièrement fortes en émotion, pour une histoire qui m'est totalement inaccessible. L'aspect impossible, inaccessible du projet me parait aussi important que la beauté formelle de chaque photo.
Raconter une histoire est parfois un travail de journaliste, mais toujours un travail d'auteur. C'est en tout cas souvent représentatif de la vie même de la photographe, de son quotidien et de ses explorations.
Photo Ana Carolina Fernandes
Photo Ana Carolina Fernandes
Photo Ana Carolina Fernandes
Photo Ana Carolina Fernandes
Naoya Hatakeyama
Dans mes explorations sur la ville, j'ai pensé un moment utiliser exactement la même technique pour révéler des ambiances : avec une vitre perlée de pluie au premier plan. Naoya Hatakeyama le réalise avec une telle finesse dans les compositions et les couleurs que je croie qu'il a mis la barre très haut. Ce niveau sera dure à atteindre, il faudrait certainement changer de sujet pour exploiter cette technique, car pour l'architecture je reste bouche bée devant le travail de Naoya Hatakeyama.
Naoya Hatakeyama est passé maître dans l'art de trouver des perspectives originales révélant la beauté des villes. Sa série Slow Glass est consacrée aux immeubles et aux rues de Tokyo, tels qu'ils nous apparaîtraient derrière une vitre de voiture recouverte de gouttes de pluie. Il a construit un boitier d'appareil doté d'une vitre afin de faire la mise au point sur la pluie tombant sur la plaque.Les gouttes de pluie fracturent, fragmentent et transforment le paysage urbain.
Quelques enseignements :
L'esprit du lieu trouve parfois son chemin dans une série photographique uniforme, avec une contrainte formelle forte.
La répétition d'un principe harmonieux accentue son effet.
Si vous avez une idée qui implique un artifice fort et contraignant, vérifiez si cela a déjà été employé, pour essayer de pousser le concept ou de changer de sujet.
Photo Naoya Hatakeyama
Photo Naoya Hatakeyama
Photo Naoya Hatakeyama
Photo Naoya Hatakeyama
Conclusion
Je résumerais en 2 lignes :
Achetez l'Atlas Mondial de la Photographie de Rue, et trouvez les photographes qui vous correspondent.
Inspirez-vous du travail de photographes reconnus pour trouver votre style et les histoires que vous aimeriez raconter.
Ce que j'ai découvert en photographiant comme Alex Webb
Je considère que le travail de recherche et d'inspiration comme une des meilleures méthodes de progression en photographie, avec la construction de projets photographiques.
Je poursuis mon exploration du travail des grands photographes de rue que j'admire en essayant de m'inspirer directement de leur travail. Après vous avoir effectivement montré leurs photos ou projets (ici pour Alex Webb), je tente à mon humble niveau de reproduire leur type de composition emblématique, ou du moins ce que je peux analyser ou en percevoir.
Alex Webb est le photographe dont le travail m'obsède le plus depuis l'année dernière, il est naturel pour moi de continuer cette série avec lui.
Commençons par définir "photographier comme Alex Webb". Il est impossible de synthétiser le travail d'Alex Webb de plusieurs décennies en un seul type de composition, tout comme il serait stupide de prétendre arriver à atteindre la même qualité. Mais on peut retrouver un terme qui qualifie le travail d'Alex Webb dans la plupart des livres ou articles que j'ai trouvé sur lui : "Complexe".
Une photographie complexe, ça pourrait vouloir dire tout et son contraire. Ce que j'ai essayé de faire ici et depuis plusieurs mois à différents endroits, est de combiner plusieurs scènes ou sujets distincts dans une même photographie, au moins 3, en essayant également de combiner un arrière-plan et un avant-plan pour donner de la profondeur à la photographie et donc... de la complexité.
Voyons maintenant ce que cela m'a permis de découvrir :
Une composition complexe est une recherche active
Le moment parfait ne m'attend pas pas au coin de la rue, il va falloir aller le chercher, ça va demander du travail et un investissement personnel.
Les photographies complexes ont demandé un gros effort parce qu'il m'a fallu en même temps :
commencer par voir une scène qui rentrerait dans un cadre assez large,
tout en "reniflant" un potentiel de premier plan,
ou en espérant des scènes multiples, en anticipant des mouvements qui rentreraient dans le cadre.
Je ne pouvais voir aucun de ces éléments avant parfois de m'approcher très près de mes sujets. Ces compositions sont une exigence et un travail de recherche extrêmement prenant, elles demandent une attention totale.
J'ai eu du mal à m'y consacrer pleinement avec des personnes qui m'accompagnaient, que ce soit un groupe de Photographes du Monde ou un ami à Salvador quand j'ai le sentiment que je dois avancer. Ce type de composition me prend encore pas mal de temps, je suis totalement mobilisé par cette recherche probablement parce que je n'y suis pas encore habitué.
Ce qu'il est important de retenir ici est que travailler sur un type de composition prend du temps et du travail, je ne peux pas y arriver du premier coup ou avec une sortie ou deux.
Photo Genaro Bardy - New Yorkers, Nov 2019
Photo Genaro Bardy - Boipeba, Jan 2020
Photo Genaro Bardy - Bogota Colombia, Sep 2019
Les compositions complexes ont amélioré mon "jeu large"
Je ne sais pas comment définir ce point autrement qu'avec une analogie au sport. Ce que j'essaye de dire ici est que j'avais une certaine tendance à toujours travailler avec la même distance avec mes sujets, à partir de 5 ou 10 mètres.
Ceci pouvait avoir pour conséquence qu'en photographie de rue je privilégiais un zoom pour isoler un sujet ou tout simplement que j'avais abandonné purement et simplement la photographie de rue avec des scènes de vie telle que je la pratique aujourd'hui.
J'avais été aspiré par les commandes où je travaillais toujours avec un zoom 24-70 pour le boîtier avec une focale large, ou par les paysages et l'architecture qui peuvent être prisés dans les voyages-photo.
Je réalise maintenant que j'avais oublié ce qui m'avait passionné initialement en photographie et que j'ai retrouvé en m'inspirant d'Alex Webb : une pratique très proche des sujets avec un "oeil" large, la majeure partie du temps avec une focale fixe de 28mm. En pratiquant à répétition ainsi, j'ai le sentiment d'avoir très nettement amélioré mon "jeu large", alors qu'avec Bruce Gilden j'ai pu exploré le "jeu proche" voire le jeu dangereux.
Toutes les photos montrées ici, je ne les aurais pas faites avant, ni même cherchées, ce sont des compositions qui viennent compléter mon arsenal à disposition quand je suis dans la rue.
Photo Genaro Bardy - Cidade Baixa Salvador, Jan 2020
Photo Genaro Bardy - Carnaval Salvador Fuzuê, Feb 2020
Photo Genaro Bardy - Festa Iemanjá Salvador, Feb 2020
Ne pas avoir peur du regard caméra
Cette recherche de compositions complexes m'a aidé à comprendre un autre élément en photographie de rue : qu'il le veuille ou non, le photographe fait toujours partie de la photo.
Je m'explique. En m'approchant très près de mes sujets en essayant de remplir le cadre avec différentes scènes, j'ai souvent des regards dans ma direction au moment de mon déclenchement. Intuitivement je pourrais me dire qu'un regard caméra fait franchir au sujet le 4eme mur, on "voit que le sujet me voit", ce qui pourrait faire croire que le moment naturel est perdu. Ce n'est absolument pas le cas.
Quelle que soit la photographie, le photographe fait partie du message, de l'émotion qui est transmise. Quand on observe une photo, quelle que soit la scène, naturelle ou pas, on sait que le photographe était là. On réagit bien sûr à une construction picturale, à une composition, aux couleurs, au moment représenté, mais on sait toujours qu'il y avait un photographe pour déclencher.
Certaines photographies d'Alex Webb sont fascinantes pour moi, même avec un regard caméra, ou peut-être même à cause du regard caméra ! La photographie n'a pas à être impérativement naturelle, prise sur le vif et non posée ("candid" en anglais qui n'a pas d'équivalent) pour être réussie et transmettre une émotion forte.
Photo Genaro Bardy - Salvador, Feb 2020
Photo Genaro Bardy - New Yorkers, Nov 2019
Photo Genaro Bardy - Salvador, Feb 2020
Les compositions d'Alex Webb demandent beaucoup de pratique
J'ai commencé à pratiquer ce type de compositions en Colombie au mois de septembre dernier et j'ai continué depuis à New York et chez moi à Salvador. J'ai eu plus de succès à Salvador, j'ai pu croire à un moment que les compositions d'Alex Webb soient plus adaptées à un climat tropical. C'est vrai d'un certain point de vue, les forts contrastes et les ambiances tropicales sont mis en valeur par cette approche, mais je crois surtout que j'ai progressé avec la mécanique et pris l'habitude d'aller chercher ce type de composition.
Je comprend maintenant que je ne peux pas simplement décider de réaliser des photographies comme Alex Webb, comme une envie de photographier. Par opposition il est relativement "facile" de décider de se positionner à un mètre de ses sujets, avec ou sans flash, la contrainte est tellement forte qu'elle impose presque un type de cadrage et donne un résultat immédiat.
Les compositions "complexes" d'Alex Webb sont un heureux hasard qui résulte de quantité de paramètres. Non seulement il me faut décider de m'approcher ou d'avoir un point de passage très près de ma caméra, mais je dois travailler encore et encore mon regard avec ce petit mantra qui l'accompagne en permanence : "More", plus de gens, plus de scènes, plus d'éléments qui rentrent dans le cadre.
Photo Genaro Bardy - Cidade Baixa Salvador, Fev 2020
Photo Genaro Bardy - Cidade Baixa Salvador, Fev 2020
Photo Genaro Bardy - Salvador, Fev 2020
Une inspiration vient compléter votre photographie
Si vous vous inspirez du travail d'un photographe, vous ne remplacerez pas ce que vous photographiez déjà, ça viendra en plus. Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'une seule de ces photographies ressemble vraiment à celles d' Alex Webb. Elles restent représentatives de mon regard, et de personne d'autre.
Par ailleurs travailler comme cela ne m'a jamais empêché de continuer à photographier comme j'en ai l'habitude. Quand je vois une scène, un regard ou un geste que j'ai l'habitude de photographier, je continue à le prendre. Mon inspiration d'Alex Webb m'a simplement permis de voir plus et plus souvent, dans des moments où je ne serais jamais allé chercher des photos auparavant. Et quel bonheur de voir plus souvent, d'aller renifler une scène que je crois complexe et après quelques mouvements de trouver un moment où tout se met en place.
Le résultat n'est jamais celui que j'aurais pu espéré, il y a un élément de surprise encore très fort pour moi, certainement parce que je pratique depuis relativement peu de temps. Mais c'est aussi parce qu'une "bonne" photographie est un moment rare, un cadeau que le présent fait au photographe qui décide d'aller le chercher.
Photo Genaro Bardy - Salvador, Fev 2020
Photo Genaro Bardy - Cartagena Colombia, Sep 2019
Photo Genaro Bardy - Salvador, Fev 2020
Photo Genaro Bardy - New York, Nov 2019
Lancement Fujifilm X100 V et Tatsuo Suzuki - La polémique absurde
Lors du lancement du nouveau boitier Fujifilm X100V, le fabricant Japonais a réalisé une série de vidéos mettant en avant plusieurs ambassadeurs de la marque. Le Fujifilm X100 étant réputé pour la pratique de la photographie de rue, il était normal et légitime de promouvoir la pratique de Tatsuo Suzuki.
Le jour du lancement la méthode de prise de vue de Tatsuo Suzuki a créé la polémique et des centaines de commentaires agressifs rejetant la pratique du photographe, qui s'approche au plus près de ses sujets dans les rues de Tokyo. Devant la masse de commentaires négatifs, Fujifilm a tout d'abord retiré la vidéo de Youtube (vous pouvez encore la voir ici avant qu'elle ne soit attaquée par Fujifilm et éventuellement retirée à nouveau), puis retiré toute mention de Tatsuo Suzuki de son programme X Ambassador.
Voilà les faits et pour rester mesuré je dirais que je suis en total désaccord avec l'attitude de Fujifilm vis à vis de son ambassadeur et de son travail, et bien sûr je suis en vive opposition avec tous ceux qui condamnent les méthodes du photographe.
Pour commencer, voici la vidéo en question qui a été ré-uploadée par un utilisateur sur Youtube. Je la commence à la 43ème seconde pour que vous puissiez voir Tatsuo Suzuki effectivement en train de prendre des photos.
https://youtu.be/Wy2YzUvHDq0?t=43
Film de Promotion au lancement du Fujifilm X100V - Tatsuo Suzuki
Ce type de polémique est fréquent sur Internet mais continue à me surprendre. Voici deux articles en anglais des sites Fstoppers et Petapixel :
Does Holding a Fuji Camera Give You a License to Be Obnoxious?
Fujifilm Drops Ambassador After His Street Shooting Style Sparks Outrage
Les sites Petapixel et Fstoppers sont clairement en compétition sur le volume de trafic et à l'heure où j'écris ces lignes ces 2 articles sont les plus partagés sur leurs sites respectifs. Fstoppers a publié l'article d'un photographe qui s'éloigne radicalement des faits de la polémique, Andy Day s'en prend directement à Tatsuo Suzuki et je dois dire que ça me fout en boule. Essayons de prendre ses principaux arguments, ils ne sont finalement pas si nombreux.
Le titre : "Est-ce qu'avoir un appareil Fuji vous donne le droit d'être odieux ?"
Ce titre est écrit pour accentuer les réactions en commentaires. Évidemment sur le plan du principe personne ne veut être odieux (ou infect selon comment on traduit "Obnoxious"), mais quel est le rapport avec le droit ? Et avec le Fuji X100 qui est clairement un élément de contexte ici ? Aucun. Ce titre est écrit pour plaire à Google (comme le mien hein) et pour accentuer la polémique.
Je comprends très bien que l'on puisse trouver cette méthode de prise de vue intrusive ou dérangeante. Je suis pourtant persuadé également que cette méthode est nécessaire à ce type de photo, avec des personnes en gros plan dans leur quotidien. Ces photos sont nécessaires à titre documentaire et je les trouve personnellement magnifiques, totalement représentative d'un mouvement artistique en photographie.
Mais le sujet n'est pas là ! Les personnes sont-elles dérangées dans leur quotidien ? Parfois oui, c'est assez évident dans la vidéo. Peut-être Tatsuo Sizuki gagnerait a être un peu plus engageant ou souriant avec ceux qu'il croise. Mais a-t-il le droit de procéder ainsi ? Oui bien sûr. C'est autorisé et je trouve personnellement cela utile à la photographie.
Ce titre est un clickbait et ni Andy Day ni Fstoppers ne devraient en être fiers.
https://www.instagram.com/p/B65hAewBAqS/
https://www.instagram.com/p/B5swnYqBLan/
Il photographie sans éthique
Voilà le passage qui m'énerve particulièrement :
"This style of shooting is reminiscent of photographer and self-confessed provocateur Bruce Gilden who established a reputation for in-your-face flash photography. “I have no ethics,” says Gilden, proud of his supposed bravery for the proximity of his images, essentially explaining that he is so arrogant that he doesn’t care."
Andy Day dans l'article FStoppers
Prendre une phrase hors contexte "Je n'ai pas d'éthique" de Bruce Gilden sans aucun lien vers une source pour se faire son idée est du journalisme de bas étage. Oui Bruce Gilden est arrogant et provocateur, décrié pour ses méthodes par certains des plus grands noms de la photographie.
Mais regardez le travail de Bruce Gilden, ses portraits, ses photographies de rue. C'est un corpus splendide, qui me prend à la gorge par sa vérité et les émotions qu'il transmet. Je voulais justement écrire sur Bruce Gilden et cette polémique m'en empêche, ce n'est que partie remise.
Quand à Tatsuo Suzuki, il n'a jamais renié une éthique dans son travail, quel coup bas de lui attribuer des idées de Bruce Gilden. Il reconnait vouloir provoquer des réactions, et manifestement ça ne plait pas à la majorité de ceux qui voient sa vidéo, mais comme pour Bruce Gilden regardez son travail et essayez de me dire que cet homme n'a pas d'empathie.
Pour moi l'erreur ici a surtout été dans la production de la vidéo par Fujifilm qui n'a pas assez montré les photos de Tatsuo Suzuki avant de le montrer en train de shooter dans Tokyo.
https://www.instagram.com/p/B67QsyYpAe_/
https://www.instagram.com/p/B2XGvpkhSiz/
https://www.instagram.com/p/B3adIcQBFCf/
Ce type de photo montre plus l'ego du photographe
Je pense qu'on atteint des sommets ici :
"The concept — elevated by the likes of Magnum and the art world in general — of the photographer as a big game hunter, a heroic, often hyper-masculine figure who bravely sets out into the world to deploy his mastery over technology to create art is one that has become tired. The online reaction to Suzuki’s work is an indication that audiences are starting to see beyond the surface of the resulting images and into the arrogant, ego-driven unpleasantness that goes into their creation."
Andy Day in Fstoppers
Je suis sidéré par ce passage. Quel photographe de rue se proclame un héros des temps modernes ? Aucun. Tout au plus un sociologue ou un artiste, oui. Le summum est atteint par Andy Day en justifiant sa diatribe avec le qualificatif "souvent hyper-masculin". Pour moi c'est la démonstration que cet article est fait pour énerver et appeler au commentaire, je ne crois pas qu'on puisse être aussi stupide inconsciemment.
La méthode peut PARAITRE agressive, mais elle est légale et tout se passe dans un espace public. Andy Day laisse entendre que la photographie de rue n'aurait pas encore eu son moment #MeToo ? Mais de quelle agression parlons-nous ici ? Il n'y en a aucune, il suffit de regarder la vidéo.
Comment peut-on se réjouir que les réseaux sociaux permettent d'arrêter une pratique supposée du passé ? Andy Day est photographe... Je suppose qu'il n'a jamais travaillé autrement qu'avec des mannequins ou en commande.
Je suis au contraire désespéré que les réseaux sociaux donnent de la voix à tous ceux qui ne comprennent pas ce qui est en train se passer devant leur yeux et pourquoi ces photos sont importantes. Je suis encore plus atterré par la réaction de Fujifilm qui aurait dû tenir bon, soutenir son photographe, et profiter de la polémique pour sortir grandi de cet épiphénomène.
Les photos de Tatsuo Suzuki ne sont pas à propos de son ego, il suffit de passer 5 minutes sur son travail pour s'en rendre compte.
https://www.instagram.com/p/B7_C01hhlA1/
https://www.instagram.com/p/B6VFf0Qha1q/
https://www.instagram.com/p/B5C974fhEC7/
L'effet Kuleshov et ce qu'il révèle sur la photographie
L'effet Kuleshov est un principe d'édition en cinématographie, il vous permettra de comprendre l'un des outils les plus puissants pour raconter une histoire. Alors qu'il représente pourtant une caractéristique qui distingue la cinématographie d'autres arts, notamment de la photographie, nous verrons qu'il permet également d'expliquer des principes essentiels pour un projet photographique, ou même pour toute photographie.
Qu'est-ce que l'effet Kuleshov ?
Lev Kuleshov est un des premiers théoriciens du cinéma qui posa ce principe : vous trouverez une plus grande signification dans une série d'images que dans une image seule.
L'effet Kuleshov est un biais cognitif de type mnésique (effet de récence, mémoire à court terme) qui caractérise le spectateur d'un film ou d'une histoire. Je sais que j'en ai déjà perdu la moitié, mais restez avec moi vous allez comprendre par l'exemple. Sur la séquence suivante le spectateur d'un film attribuera une émotion au personnage différente en fonction de l'image qui est montrée juste après :
Selon l'image qui est montrée juste après cet homme à l'expression neutre, on lui attribuera une émotion radicalement différente. L'ensemble raconte plus que chacune de ses parties.
Ainsi l'effet Kuleshov est essentiellement utilisé au montage d'une séquence ou d'un film pour faire passer ou contrôler les émotions du spectateur. En cinématographie l'effet est utilisé au service d'une histoire, d'une narration.
Mais que nous apprend l'effet Kuleshov sur la photographie ?
Le contexte d'une photographie est essentiel
Il me semble important de comprendre qu'une photographie ne sera pas lue de la même manière selon qu'elle soit vue par exemple :
sans légende et sur internet, donc à 80% de chances sur un téléphone entre deux swipes sur des sujets qui n'ont rien à voir.
entourées des photos prises au même moment, par exemple si la séquence est chronologique.
dans le contexte d'un beau livre ou d'une exposition où le message et la qualité de tirage sont à priori maîtrisés.
Le contexte me parait crucial, mais pas uniquement sur la qualité de visionnage. Je pense à une photographie réalisée récemment pour un client lors d'un cours de boxe, sur celle-ci une jeune femme en mouvement pourrait paraitre très joyeuse, mais l'émotion est radicalement différente si le mouvement est interprété avec la symbolique du combat de boxe.
De la même manière une photo d'une maison à Provincetown de Joël Meyerowitz ne serait pas vue de la même manière si elle se retrouvait dans la brochure commerciale d'une agence immobilière plutôt qu'une galerie d'art. Ou encore la photo la plus chère du monde d'Andreas Gursky pourrait paraître banale si elle n'est pas remise dans son contexte technique - c'est une photographie du Rhin retouchée, ou dans le contexte du travail de son auteur.
Une photographie est d'abord une émotion
L'effet Kuleshov nous apprend qu'une photographie va d'abord provoquer une émotion chez celui qui la regarde, quelle que soit la manière dont elle sera produite. Vous affichez un visage neutre, l'émotion sera neutre chez celui qui l'observe, si comme nous l'avons vu le contexte ne donne pas plus d'information.
Du point de vue du photographe, il m'apparait essentiel de bien saisir la différence radicale entre l'émotion de la prise de vue, celle que vous ressentez quand vous prenez la photo, et celle qui sera transmise à son spectateur. Cette différence se constate simplement on observant le temps passé sur la photo.
Le photographe passera un temps considérable sur une photo jusqu'à sa publication, alors que nous savons tous parce que nous regardons beaucoup de photos que nous y consacrons quelques secondes à peine, à quelques rares exceptions. Je caricature parce que nous produisons plusieurs photos en même temps, y compris à la prise de vue, mais entre le moment que nous passons à la prise de vue, à l'édition et à la retouche, à la publication ou la construction d'un ensemble plus grand dans un projet photographique, nous sommes beaucoup plus investis émotionnellement dans une photo que son spectateur.
Mais cela doit nous rappeler tout de même qu'une photo sera toujours interprétée comme une émotion, même si nous passons une fraction de seconde à l'observer. Pour vous en rendre compte je vous propose l'exercice suivant : sur vos derniers travaux ou sur vos photos les plus représentatives de votre travail, essayez d'associer une émotion ou un ressenti à chaque photo, en un mot. Puis demandez à quelqu'un de votre entourage de jouer le jeu et comparez.
Certaines émotions peuvent paraitre banales sur certaines photos parce qu'elle seront avant tout descriptives, mais chaque photo est bien une émotion.
Vous pouvez contrôler les émotions par la séquence
C'est le principal enseignement de l'effet Kuleshov : l'émotion ressentie sur une photographie sera transformée par la photo qui la précède ou qui la suit.
En réalité on publie rarement, pour ne pas dire jamais, une photo seule et unique. J'irais même jusqu'à dire que si vous publiez par exemple une photo par jour sur un réseau social, celui qui vous suit assemblera de lui-même les petits cailloux pour en faire un chemin. Sans vous en rendre compte, vous publiez probablement déjà des photos en séquence, même involontairement.
Ainsi le principal enseignement est qu'il me parait indispensable de travailler en séquence ou en série photographique. Commençons pas le début, combien de photos faut-il pour avoir un bon nombre sur une série ? Combien de photos sont trop ? Je pense qu'au delà de 25 on atteint déjà le maximum et s'il n'y a pas de raison valable de poursuivre pour le spectateur (dans un livre par exemple), il n'ira pas au delà. 15 me parait être un bon chiffre.
Bien sûr pour une commande photographique vous pourrez livrer vos photos de manière chronologique et certainement plus de 15 ou 25. Mais c'est simplement parce que c'est le client qui assemble les séquences et transmet les émotions (le plus souvent "aimez-moi" est l'émotion souhaitée par le client, et les photos sont un moyen de la suggérer).
Mais assez vite vous vous rendrez compte que la séquence chronologique n'est que très rarement adoptée dans une série de photos. L'enchaînement des photos doit impérativement être pensé, comme une séquence d'émotions qui se répondent entre elles. Par exemple d'abord un plan large pour situer, puis une photo majeure qui caractérise la série, puis un détail qui donne de la profondeur. Et vous commencerez alors à regarder chaque photo individuelle différemment selon son emplacement dans la séquence.
Cette photo serait interprétée différemment selon le contexte et la séquence
Un projet photographique est une histoire
Si vous ne devez retenir qu'une seule chose de l'effet Kuleshov, c'est que si vous voulez progresser vous finirez tôt ou tard par travailler sur un projet photographique. Nous avons vu que ce projet serait le contexte que vous donnerez à vos photos, et que par la séquence chaque photo verra l'émotion qu'elle provoque transformée. C'est ainsi parce que vous ne trouverez pas de différence fondamentale entre un film et un projet photo, si ce n'est que dans ce dernier vous devrez tourner des pages ou bouger vos pieds dans une expo. Un projet photo est une histoire.
Tous les photographes ne conçoivent pas la prise de vue en fonction d'un projet, avant d'effectivement photographier. Gary Winogrand par exemple a continué toute sa vie à photographier dans les rues de New York, abandonnant le travail par projet de ses débuts. Il finit sa vie avec plus de 100 000 clichés non développés, qui ont fait le bonheur de ceux qui ont pu s'y plonger, mais tout son travail n'en reste pas moins une histoire : celle du photographe, de là où il était, de ce qu'il a vu et su capturer. La valeur documentaire de son travail est indéniable.
Ainsi même si vous décidez d'assembler des photos dans un projet photographique à partir d'une série de photos qui "se ressemblent" ou adoptent la même technique, le projet restera une histoire. À minima l'histoire racontée sera celle du photographe.
Les méthodes de narration sont innombrables et sont directement accessibles par un moyen simple : les livres photo :) Mais si vous voulez progresser en photographie, il me semble que vous ne pouvez y couper : vous devrez apprendre les méthodes de narration pour choisir celle qui convient le mieux à votre histoire.
Pour aller plus loin sur l'effet Kuleshov
Wim Wenders réalise un court-métrage sur les toiles d'Edward Hopper
La Fondation Beyeler à Bâle, en Suisse, propose une exposition des paysages du peintre américain Edward Hopper. À cette occasion, le cinéaste allemand Wim Wenders a réalisé un court-métrage qui plonge le spectateur dans les toiles du peintre américain.
Ce court-métrage en 3D, intitulé "Deux ou trois choses que je sais sur Edward Hopper", le réalisateur allemand l’a conçu pour plonger les visiteurs de l'exposition dans les peintures d'Edward Hopper, avec des acteurs.
"La lumière chez Hopper est très cinématographique, et presque toujours avec le soleil. Il fait des cadrages que l'on ne connaît pas dans la peinture, même le format c'est du cinémascope ! Tout d'un coup, il y a un peintre qui prend les cadrages du cinéma".
Wim Wenders
Ce film est malheureusement seulement disponible en projection pour l'instant à l'occasion cette exposition. Espérons que cela ne soit que temporaire pour ceux qui ne peuvent s'y rendre.
Via France Inter
Surmonter ses peurs en photographie de rue
La peur est le premier frein à la photographie de rue, commençons par vous en affranchir pour photographier plus libéré.
Toute la difficulté en photographie de rue réside dans sa pratique, dans le fait de surmonter la peur de photographier des inconnus sans leur demander la permission.
Personnellement j'ai loupé des dizaines, des centaines, probablement des milliers de photographies depuis que j'ai commencé la photographie de rue il y a 12 ans, uniquement parce que j'ai eu peur. Cela peut prendre plusieurs formes :
"je n'ai pas osé"
"je n'ai pas voulu le/la déranger"
"le moment est passé"
Parfois je prendrai l'excuse d'avoir à avancer parce que je suis en route vers une destination, d'autres fois parce que mon appareil photo n'est pas prêt. Toutes ces raisons sont en réalité des expressions de la peur. La peur de photographier dans la rue ne disparait jamais vraiment pour moi, j'ai juste appris à composer avec.
En d'autres termes, si vous voulez progresser en photographie de rue, vous devez avant toute chose prendre confiance en vous et surmonter vos peurs.
Connaissez vos peurs
La première étape pour surmonter ses peurs de la photographie de rue est de verbaliser ces peurs et d'effectivement les noter sur un bout de papier.
Allez-y je vous laisse 5 minutes.
Je suis sympa vous pouvez même écrire ici :
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Toutes les peurs que j’entends exprimées lors de mes workshops tournent toujours autour des mêmes éléments, qui sont des variations des mêmes peurs que voici avec mes réponses :
Peur d’être ridicule
Cette peur est normale, naturelle. Les photographes de rues sont des bêtes curieuses avec leur appareil qui ne sert pas aux selfies, dirigé vers les autres. Ils s'approchent et s'immiscent parfois dans la vie des gens.
Le ridicule, vraiment ? Si vous prenez deux secondes pour réfléchir au ridicule de la situation vous verrez que le ridicule est rare. Et quand bien même vous vous trouviez ridicule, vous savez que cela n'a jamais tué personne.
Quand j'entends cette peur exprimée, je sais qu'elle correspond à un(e) photographe qui a très peu pratiqué, qui débute en photographie de rue.
Photo Genaro Bardy - La Ville Miraculeuse Paris, 2011
Peur d’être agressé
La peur d'une réaction violente de la part des sujets en photographie me semble beaucoup plus légitime à priori. On sait instinctivement que certaines personnes ne veulent tout simplement pas être photographiés dans leur quotidien.
Mais de là à être agressé ? Non, je peux vous assurer je n'ai JAMAIS été physiquement agressé en pratiquant la photographie de rue. J'ai vécu pendant des années dans le 18ème arrondissement de Paris, pas très loin d'un quartier nommé 'La Goutte d'Or' réputé pour ses fréquentations peu recommandables. C'est le seul endroit en 12 ans où j'ai eu une réaction violente par un couple, l'homme clairement éméché ou drogué qui menaçait de me casser mon appareil. J'ai effacé la photo et passé mon chemin.
La pire des pires situations pour moi a fini en menaces. Et je peux vous assurer que de Rio de Janeiro à Johannesburg, j'ai photographié dans certaines des villes les plus dangereuses au monde. Vous pouvez rencontrer des réactions inconfortables en photographie de rue, même arriver jusqu'à une certaine forme de violence verbale.
La réalité c'est que 95% des gens que je croise ne font même pas attention à moi, ou s'ils me voient ne prennent pas le temps de s'arrêter et de me parler. Une personne me demande parfois si je l'ai prise en photo, mais la plupart du temps en continuant à marcher. Je réponds "oui" et "merci", et si la personne s'arrête j'explique ma démarche : je suis photographe et je travaille sur un projet dans la ville où nous nous trouvons. Parmi ceux qui me parlent, 95% comprennent et sont plutôt amicaux.
On me demande parfois d'envoyer la photo si elle est réussie. On me demande ce que je vais en faire, si je travaille pour la presse. Mais d'agression ? Jamais.
Photo Genaro Bardy - Parisiens, 2019
Peur d’importuner
On peut avoir peur de déranger la personne qui est photographiée, surtout si la distance laisse penser qu'elle pourrait être reconnaissable sur la photo. Encore une fois ceux qui seront vraiment importunés représentent à peu près 5% de ceux qui s'arrêteront, eux-même représentant 5% des personnes photographiées.
Pratiquez une séquence de discussion que vous répéterez encore et encore pour vous y habituez :
Souriez en permanence.
Engagez la conversation avec ceux qui viennent vers vous. Surtout ne fuyez pas en cachant votre appareil.
Expliquez votre démarche : "je suis photographe" - "je suis étudiant en photographie" - "je travaille sur un projet personnel" ...
Personnellement je profite de la situation pour savoir si je peux réaliser un portrait de la personne qui s'est arrêtée.
Vous avez toujours la possibilité d'effacer la photo si la personne n'est vraiment pas contente (encore une fois c'est rare). Personnellement j'essaye de ne jamais effacer mes photos, avant tout parce que j'en ai le droit, ce qui nous amène au point suivant.
Peur de ne pas avoir le droit
Connaissez vos droits : vous avez le droit de photographier dans un lieu public, même si les personnes sont reconnaissables sur les photos !
Pour élaborer un peu plus votre discours, je vous renvoie à cet article :
Photo de rue et droit à l’image
On peut photographier des inconnus sans demander la permission
En France vous avez le droit de prendre des personnes en photographie dans des lieux publics sans leur demander la permission. C'est aussi vrai dans la plupart des pays que j'ai pu visiter. Mais l'utilisation d'un discours sur mon bon droit est RA-RI-SSIME.
Photo Genaro Bardy - New Yorkers, 2019
Commencez par demander la permission
Cela pourrait paraître paradoxal, mais demander la permission est probablement le meilleur moyen de s'habituer à ne plus la demander.
L'objectif de cette méthode est de :
vous habituer à aller vers des inconnus et à engager la conversation
vous habituer à être rejeté, à ce qu'on vous dise "non"
réaliser que lorsque vous ferez un portrait, vous n'êtes pas obligé de ne déclencher qu'une seule fois. Vous pouvez chercher le meilleur cliché, travailler votre scène et attraper des moments naturels.
Commencez par réaliser des portraits dans la rue. Cela vous habituera à parler à des inconnus, à vous approcher, cela vous obligera à vous lancer avec des mots avant de vous lancer avec un boitier.
Le meilleur exercice est d'essayer d'obtenir 5 OUI et 5 NON, 5 personnes qui acceptent que vous réalisiez un portrait, et 5 qui refuseront. Vous verrez que vous aurez beaucoup de mal à obtenir 5 refus :)
Photo Genaro Bardy - Bahianos, 2019
Pêcher avant de chasser
Les techniques de prises de vue en photographie de rue peuvent se classer en deux grandes catégories :
Trouver un cadre et attendre -> aller à la pêche
Trouver un sujet et le suivre -> aller à la chasse
Il va sans dire que chasser est beaucoup plus difficile parce que la peur est encore plus grande. J'y trouve personnellement une adrénaline qui participe à mon plaisir, mais ce serait un autre sujet.
Mon propos ici est de vous dire de trouver un cadre intéressant et d'attendre que des personnes traversent votre cadre. Si vous choisissez un lieu très fréquenté ce sera plus facile de vous habituer à être proche de vos sujets.
Photo Genaro Bardy - La Ville Miraculeuse Paris , 2012
Photo Genaro Bardy - Primal NYC, 2019
C'est en forgeant
C'est en photographiant dans la rue que la peur de photographier dans la rue disparait.
Le peintre Edgar Degas, bien que connu pour ses magnifiques tableaux impressionnistes de danseuses, s'est entiché brièvement de la poésie. Edgar Degas était un esprit créatif brillant, tout le potentiel pour de magnifiques poèmes à disposition, il avait de l'inspiration sans difficulté. Et pourtant vous ne trouverez pas de poèmes d'Edgar Degas. Une fameuse conversation pourrait en être l'explication. Un jour, Degas se plaignait auprès de son ami le poète Stéphane Mallarmé à propos de ses difficultés à écrire. "Je n'arrive pas à dire ce que je souhaite, et pourtant je suis plein d'idées". La réponse de Mallarmé est passée à la postérité :
"Ce n'est pas avec des idées qu'on fait des vers,
c'est avec des mots".
Alors oui, nous pouvons conceptualiser la peur en photographie de rue autant que nous le souhaitons. Mais à un moment il va falloir prendre votre appareil photo et vous y confronter, il va falloir effectivement prendre des photographies dans la rue pour que vous réalisiez que la peur existe, que ce n'est pas si grave et qu'on arrive à s'en accommoder.
Combien de fois avons nous pensé : "ça ferait une bonne idée de film", "j'aimerais écrire un livre un jour", "si je faisais plus d'efforts j'y arriverais". Et combien de livres avons-nous écrit ? Combien de ces films ont été réalisés ? Uniquement ceux qui se sont retroussés les manches peuvent en parler.
Allez photographier dans la rue. Pas demain, pas la semaine prochaine, pas quand vous n'aurez plus peur. Vous aurez toujours peur. Si vous sortez photographier maintenant je peux vous assurer que vous serez un(e) meilleur(e) photographe en revenant.
Comme le dit si bien Austin Kleon :
"Beaucoup de personnes veulent être le nom,
sans faire le verbe".
Ce n'est pas avec des intentions que l'on devient photographe de rue, c'est avec du travail.
Photo Genaro Bardy - New Yorkers, 2019
Apprenez à aimer la peur
En fin de compte, vous vous intéressez probablement à la photographie de rue parce que vous êtes un(e) humaniste. Vous vous intéressez à ceux qui vous entourent ou que vous croisez, vous devez savoir que c'est une empathie particulière, pas si fréquente. Cette empathie participe bien sûr complètement à la fabrication de vos peurs. Au final vous vous mettez à la place des personnes que vous prenez en photo.
Je répèterai cette phrase autant que nécessaire : la peur ne part jamais vraiment. Avec la pratique je dirais même que la peur est un bon signe. Si j'ai peur de prendre une photo, je prends ça comme le signe qu'en réalité c'est parce que la photo est intéressante, parce que la scène vaut le déplacement. Si la scène n'était pas intéressante, il va sans dire que je n'aurais pas peur d'y aller.
Utilisez votre peur, appréhendez-la et essayez de reconnaître le positif : vous avez peur parce que vous vous apprêtez à prendre une bonne photo.
La peur est ce qui rend la photographie de rue difficile, mais c'est aussi tout son sel, toute son adrénaline. Sans la peur, vous n'y prendriez probablement aucun plaisir. Apprenez à aimer la peur.
Photo Genaro Bardy - New Yorkers, 2018
Le Ricoh GR II est le meilleur appareil pour la photo de rue
Je sais que je ne devrais pas parler de matériel. Un autre appareil photo que celui que vous avez déjà ne vous rendra pas un.e meilleur.e photographe. Mais chaque appareil présente tout de même quelques avantages, et je n'ai pas trouvé mieux que le Ricoh GR II pour la photographie de rue.
J'ai essayé un grand nombre d'appareils pour la photographie de rue, des réflex, des hybrides, des compacts, des moyen-format, des télémètres, avec mise au point manuelle ou automatique. J'ai eu un Leica M8 avant qu'il ne plante et prenne la poussière parce que sa réparation coûte la moitié de sa valeur. J'ai essayé dans la rue tous les appareils que j'ai eu la chance d'avoir entre les mains, et rien n'atteint le plaisir que je prends en photographie de rue avec le Ricoh GR.
Voici 5 raisons qui en font pour moi le meilleur appareil photo que vous puissiez trouver pour la photo de rue :
Discret
C'est une évidence, l'appareil a été conçu pour cela. Mais quel plaisir d'avoir une telle performance et vitesse d'exécution dans un appareil aussi petit, et donc discret. Le Ricoh GR II tient littéralement dans la main et il est conçu pour n'être opéré que d'une main. Le pouce et l'index de la main droite suffisent pour tout régler, c'est un régal.
Si vous cherchez à être invisible en photographie de rue, le Ricoh GR est l'appareil idéal. Il s'allume plus vite que vous y pensez et Ricoh a intégré un système merveilleux pour la photographie de rue : le mode "Snap Focus". Le principe est de régler à l'avance une distance de mise au point, par exemple de 1m50 que j'utilise beaucoup, si vous déclenchez en appuyant sur le bouton de déclenchement au maximum l'appareil se mettra au point directement à la distance prédéfinie.
En d'autres termes vous avez un autofocus performant, et quand vous le souhaitez vous pouvez passer en "Zone Focus". C'est redoutable, tellement malin et sacrément utile en photographie de rue. Je me surprends à décider de déclencher plus tardivement sur certaines scènes, je suis plus réactif et j'ai accès à plus de photos qu'auparavant.
Attention, mon but n'est pas de vous dire de pratiquer la photo de rue comme un ninja (quoique l'idée me plait déjà) et de vous cacher. Je montre toujours que je suis en train de faire de la photo, j'ai une dragonne autour du cou ou du poignet, je garde le sourire et discute quand je suis repéré. Je suis juste beaucoup moins repéré qu'avec un autre appareil.
Le Ricoh GR II est pour moi le meilleur 2ème appareil photo. Je l'appelle 2ème parce que je ne pourrais pas travailler en commande avec, mais en réalité c'est vraiment le 1er parce que je l'ai TOUT LE TEMPS avec moi.
Photo Genaro Bardy - New York, 2019
Photo Genaro Bardy - New York, 2019
Photo Genaro Bardy - New York, 2019
Focale fixe de 28mm
Je suis un amoureux du Fujifilm X100 qui a une focale de 35mm. J'ai longtemps pesté contre Sony qui ne proposait pas d'équivalent sur A7 à l'optique 35mm F2.0 du Sony RX1R. Ils ont réparé cette offense depuis avec le 35mm F1.8 qui est une merveille (je l'ai essayé à Photoplus), mais l'optique seule est quasiment au prix du Ricoh GRIII...
Et puis je me suis rendu compte en sortant quelques exemples pour un article que toutes mes photographies de rue préférées depuis 2 ans étaient toutes réalisées au 28mm, focale que j'utilise sur mon Sony A7. Je croyais l'angle trop large pour mon goût mais en réalité j'arrive à faire plus et mieux avec cette focale. La plupart du temps j'ai juste besoin d'un pas en avant si je suis trop large.
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Qualité d'Image
Seuls 2 éléments sont à prendre en compte pour la qualité d'image : le capteur et l'optique. L'optique du Ricoh GR II est remarquable, le résultat est pour moi excellent. Quant au capteur il est de taille APS-C, ce qui est notable pour un appareil si compact.
J'avais peur en arrivant d'un Sony A7R de manquer de pixels, le capteur du Ricoh GR II n'en proposant que 16M. Alors oui ça se ressent sur la plage dynamique et la capacité à ajuster le développement, mais ce n'est pas fondamental pour moi. Et en réalité je ne recadre ni plus ni moins avec le Ricoh GR.quand j'ai besoin de recadrer j'essaye de toute façon d'éviter de dépasser 15-20% de la taille de l'image, 16M de pixels sont largement suffisants.
Enfin les profils colorimétriques pour les fichiers Jpeg sont excellents. J'adore les différents noir et blanc, je passe des journées entières avec le "High Contrast Black and White". Le profil "Positive" ressemble à une pellicule Portra et j'ai apprécié jouer avec le "Bleach Bypass" (ce qui m'a permis au passage de découvrir cette technique créative de développement, dont le profil s'inspire). Vous pouvez de toute façon ajuster chaque "pellicule" selon votre goût, pour beaucoup de photos récentes je n'utilise que le Jpeg.
Si vous ressentez le besoin de pixels, vous avez toujours le Ricoh GR III qui est sorti l'année dernière avec 24M de pixels et une nouvelle optique.
Flash
J'ai longtemps pris le flash pour une bête curieuse en photographie, surtout parce que j'étais un idiot. La vérité c'est que le flash rend tout plus beau. Ou différent hein, je vais pas me battre avec les goûts de chiotte. Et en photographie de rue le flash me permet de conserver des réglages fixes quand je veux m'approcher très près de mes sujets.
C'est un style différent, mais le flash intégré du Ricoh GR II est parfait, lui aussi très discret. Il suce un peu plus la batterie qui est déjà très juste, mais de toute façon il est recommandé d'avoir une seconde batterie sur soi en permanence, la taille du Ricoh GR ne permet pas les longues sorties.
Si vous avez vos yeux sur le Ricoh GR III, pour ses 24M de pixels, le stabilisateur d'image ou le nettoyeur de poussières (un reproche récurrent du GR II), vous devez savoir qu'il n'a pas de flash. Et personnellement j'adore le flash.
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Nouvelles perspectives
Entre la discrétion extrême et le flash, j'ai déjà beaucoup de choses avec lesquelles jouer sur le Ricoh GR II. Mais le mode qui m'a le plus surpris est le mode Macro. Il est maintenant tout le temps enclenché et je n'hésite plus à m'approcher de manière indécente de tout ce que je peux trouver de curieux dans la ville. Le terrain de jeu est immense et j'ai l'impression de découvrir un pan entier de la photographie de rue auquel je n'avais jamais eu accès.
Le premier modèle de GR était un argentique et avait été conçu avec l'aide de Daido Moriyama. Quand on connait son travail et son goût de l'étrange dans la ville, on comprend mieux pourquoi le mode Macro devait lui paraître indispensable. C'est mon cas maintenant, je ne pourrais plus m'en passer. Le mode Macro ouvre de nouvelles perspectives, et c'est drôlement amusant.
Photo Genaro Bardy - Salvador de Bahia, 2020
Ce que j’ai appris de Joel Meyerowitz et Garry Winogrand
Tous ces enseignements sont issus du dernier chapitre du livre ByStander de Colin Westerbeck et Joel Meyerowitz. ByStander est le meilleur ouvrage sur la photographie de rue qu'il m'ait été donné de lire, bien que le point de vue soit très américain. Ce dernier chapitre est une discussion entre Colin Westerbeck (conservateur, auteur et enseignant de l'histoire de la photographie) et Joel Meyerowitz, immense photographe que j'admire dans chacune de ses entreprises. Joël Meyerowitz retrace son parcours au début des années 60 et notamment sa relation particulière avec Garry Winogrand, un autre grand photographe de rue.
Joel Meyerowitz et Garry Winogrand se sont rencontrés dans le métro depuis Manhattan en direction du Bronx alors que Winogrand travaillait sur son premier livre "The Animals" et que Meyerowitz rentrait chez lui. Puis ils se sont croisés à plusieurs reprises dans les rues de Manhattan. S'en suivit une amitié qui laisse rêveur tout amoureux de la photo, deux des plus grands photographes de New York arpentaient les rues et photographiaient la plupart du temps ensemble.
Voici les enseignements que j'ai trouvé les plus inspirants de cette relation :
[NDLA : tout est traduit par mes soins]
Les photos de rue doivent être « dures »
Les photos de rue doivent être dures à réaliser. Les scènes doivent être dures à trouver. Si j'augmente la difficulté dans mes prises de vues, je limite le nombre de personnes qui pourront en réaliser des similaires, j'aurai moins de concurrence et serai plus facilement original. Surtout en augmentant la difficulté j'obtiens des photos qui ont une connexion émotionnelle forte avec celui qui regarde les photos. Une photo difficile est reconnue comme telle par celui qui la voit, son pouvoir de fascination est d'autant plus élevé. C'est aussi un bon moyen de lutter contre l'ennui et la répétition de situations tout le temps similaires ou banales.
Quelques exemples de photos difficiles à réaliser :
S’approcher très près. Voire trop près.
Composer en triangle. Essayer de toujours avoir 3 « scènes » ou sujets évidents sur une même photo sans qu’ils se chevauchent.
Le moment parfait. Je n’aime plus beaucoup l’instant décisif, j’ai maintenant beaucoup de mal avec cette notion, bien qu’elle m’ait fasciné pendant des années. On laisse passer en permanence des moments qui pourraient être plus beaux, plus intéressants, il faut apprendre à les abandonner. Un moment n’est pas décisif parce que vous avez su le capter, pour moi une photo est le meilleur élément d’un travail, d’une performance du photographe. Le moment est parfait parce que tout s’aligne comme vous l’avez espéré, attendu ou vu, et parce que la scène dit quelque chose de l'endroit où vous êtes ou du sujet que vous suivez.
Phrase de Joël Meyerowitz - ByStander
Photo Joel Meyerowitz
Photo Joel Meyerowitz
Photo Garry Winogrand
Photo Garry Winogrand
Mes photographies ont une humeur
Le travail de Garry Winogrand ressemblait à la vie qui passait en fuyant et ce gars l'attrapait au vol. Ses photos étaient drôles, drôles et folles. [...]
Garry Winogrand avait une hyper-personnalité. Il donnait un tempo tellement fort dans la rue qu'il était impossible à suivre. Vous aviez juste à adopter son mouvement. Quand j'étais avec lui, je ne le regardais pas, nous regardions chacun l'action autour de nous, mais je n'ai jamais vraiment adopté sa manière de travailler et de photographier. Vous pouviez le voir dans ses photos. Elles étaient tellement chargées, en les voyant vous commenciez à comprendre sa manière physique de prendre des photos. Elles vous montraient directement qu'elles étaient une réponse sans aucune hésitation.
Joël Meyerowitz - ByStander
C'est en travaillant de manière répétée à New York que je me suis rendu compte que mon humeur changeante pouvait influencer grandement mes photos. Si je traverse une étape difficile de ma vie, ma physicalité dans la rue sera différente, mes interactions seront différentes, et mes photos reflèteront mes émotions.
Au contraire si je suis joyeux, déterminé à sortir des photos, je repousserai des limites et irai chercher ce que je n'aurais jamais soupçonner pouvoir réaliser. Mon style photographique est avant toute chose représenté par mon humeur, et par un regard que je peux poser sur ce qui m'entoure. Pas uniquement un regard graphique, mais une énergie, que ce soit une curiosité ou une drôlerie, qui reflètera mes émotions les plus profondes.
Photo Garry Winogrand
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Photo Joel Meyerowitz
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Les manifestations sont d'excellentes occasions
Nous allions à chaque manifestation, chaque marche, tous les rassemblements à Central Park ou Times Square ; quand il y avait des marches, nous y allions tous. Nous nous y rendions vraiment pour deux raisons. Déjà parce qu'on prêtait notre corps à une bonne cause, parce que c'était juste, mais aussi parce que c'était un endroit parfait pour faire des photographies. C'était chaotique, il y avait des foules énormes, et puis il y avait les médias. [...] Tout le monde se tournait vers les camions de télévisions, et puis la police arrivait, les manifestants arrivaient, et bam, confrontation. Et puis les lumières de NBC s'allumaient à un autre endroit et ça bougeait le long de la rue. C'était comme un flipper.
Joël Meyerowitz - ByStander
Quand je commençais mon activité professionnelle à Paris, je passais chaque week-end à arpenter les manifestations qui ne manquaient pas d'arriver pour une raison ou une autre. Je choisissais bien sûr plutôt les causes que je défendais, n'étant pas en commande.
Aujourd'hui je vis à Salvador de Bahia, cette ville est plutôt réputée pour ses processions religieuses catholiques et Candomblé. Si je le peux, je suis présent à chacune d'elle. Les manifestations sont des endroits rêvés pour la photographie de rue, pour observer la vie quotidienne et les habitudes locales, et pour trouver des scènes extra-ordinaires qui seront parfaites pour des photos.
Photo Joel Meyerowitz
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Photo Garry Winogrand
Photo Garry Winogrand
Trouver un camarade de jeu
Joël Meyerowitz dit de leur relation avec Garry Winogrand qu'ils étaient comme "deux gavroches" dans les rues du Bronx. Deux enfants essayant de capter la vie autant et aussi bien qu'ils pouvaient.
Garry aimait avoir de la compagnie. Il avait besoin d'être dehors dans les rues, et il avait besoin de compagnie avec lui tout le temps. C'était irrésistible, il était irrésistible. Il disait tout le temps "Allons-y ! Allons-y !" dès le début de notre relation, il m'appelait le matin et disait : "écoute, je te retrouve au Greasy Spoon au croisement d'Amsterdam et de la 96e. Nous prendrons un café, puis on sort et on photographie." Je sortais dans les rues intensément entre 1962 et 1965, avec ce gars, cette boule de nerfs inarrêtable.
Joël Meyerowitz - ByStander
Mes principaux camarades de jeu sont maintenant les participants à mes voyages-photo, où ceux à qui j'enseigne dans les rues de Salvador. Je me crois plus proche de Garry Winogrand sur cette aspect, j'aime avoir quelqu'un à qui montrer mes photos, discuter photographie ou des scènes que nous croisons, ou politique, ou quoi que ce soit en fait. La photographie, c'est mieux à plusieurs.
Et pour progresser j'ai adoré coller aux basques des grands photographes que j'ai trouvé sur ma route, merci à eux de m'avoir supporté. Trouvez un mentor et posez-lui toutes les questions que vous pouvez, ce sera toujours utile, et follement amusant.
Photo Garry Winogrand
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Photo Joel Meyerowitz
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La photographie est une méditation
Timing, intuition. C'est ce sixième sens que vous ne pouvez pas vraiment décrire à quelqu'un d'autre. Je ne voudrais pas aller de manière trop lourde sur cette partie mystique de la photographie, mais si vous êtes à un endroit suffisamment longtemps, que vous soyez en canoë le long du Grand Canyon ou si vous marchez le long de la 5ème avenue, vous commencez à apprendre le cours de la rivière ou des rues et à comprendre le comportement des gens. Si vous voyez une anomalie dans la foule, ou sentez un changement de densité de la foule, à 15 ou 20 mètres, vous allez vous préparer et essayer d'observer ce qui s'y passe, ce qui va arriver. Vous commencez à prévoir et à vous projeter en position et alors peut être que ça viendra de votre côté.
Joël Meyerowitz - ByStander
Rentrer dans cette zone si particulière de concentration n'arrive pas instantanément, ça se décide. Quand je commence à chercher des photos autour de moi, ma concentration grandit peu à peu. Une lumière étonnante, un détail amusant, puis tiens une scène qui correspond à ma focale, comment pourrais-je l'attraper. Et si j'allais là ? Mais pourquoi a-t-il l'air triste. Oh un beau rouge qui sort d'une zone d'ombre. Mais qu'est-ce que c'est que ce chapeau, haha ça n'a l'air de rien.
Quand je lève le nez il peut s'être passé 20 minutes, surtout si je n'ai personne avec moi. Rentrer dans la zone commence par une méditation, mon appareil, un réglage, ok je commence autour de moi, puis plus loin et je scanne, zone après zone. Et je recommence.
Photo Joel Meyerowitz
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Photo Garry Winogrand
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1200 ISO et être là
Nous travaillions de manière totalement différente de Robert Franck. C'est une différence de métabolisme, mais c'est aussi une différence technique. Avec Garry Winogrand nous utilisions de la pellicule Tri-X 400 que nous poussions à 1200 ASA [NDLE équivalent 1200 ISO si vous utilisez un appareil photo numérique]. La raison est que cela nous permettait d'avoir une vitesse au 1/1000e de seconde autant que possible, parce que si vous faites de la photo de rue au 1/125e de seconde, les photos sont floues. Si vous êtes en train de bouger vers quelque chose ou si votre sujet est en mouvement, l'un des deux mouvements ruinerait la photo. Je m'en suis rendu compte en observant le travail de Garry. Pousser le film comme ça était l'innovation de Garry.
Joël Meyerowitz - ByStander
Pendant des années j'ai photographié dans les rues ou en reportage en mode priorité vitesse au 1/250e de seconde, avec une sensibilité de 200, 400 ou 800 ISO selon les conditions de lumière. Mais avec le temps je reviens à plus de simplicité : Mode P et 1200 ISO minimum pour que la vitesse soit suffisamment élevée.
Moins je pense à mes réglages, plus je passe de temps à composer et à chercher des photos "dures" à réaliser. Le dicton populaire en photographie de rue est "F8 and be there" - "F8 et soyez-là". Mais je crois que "ISO 1200 et soyez-là" est encore plus pertinent.
Le talent n’existe pas - la règle des 10 000 heures
Le talent n’existe pas. Plus j’avance dans la photographie plus j’en suis convaincu. Le talent de « voir » n’est pas un don du ciel, c’est une pratique répétée pendant des heures et des heures et des heures, pendant des années. La lecture récente pendant mes vacances du livre « Outliers » de Malcolm Gladwell n’a fait qu’apporter la confirmation [Traduit en Français avec l'horrible titre "Tous Winners"]. J’avais déjà découvert la ‘règle des 10 000 heures’ pendant mon séjour au Mali alors que je débutais en photographie professionnelle, dans ce livre elle est détaillée et expliquée.
Je vous invite à lire Outliers par ailleurs pour comprendre par exemple pourquoi les grands patrons de la Silicon Valley sont tous nés entre 1951 et 1953 ou pourquoi 99% des joueurs internationaux de Hockey sur Glace au Canada sont nés avant le 1er septembre. Outliers explique et analyse les conditions du succès chez ceux qui ont eu la plus grande réussite possible dans des domaines variés et c’est passionnant. Une des conditions du succès, sinon la principale, le point commun entre toutes les personnes qui réussissent et deviennent les meilleurs quelque soit la discipline est la règle des 10 000 heures. En la retrouvant 7 ans après mon premier épisode, je ne pouvais pas passer à côté, voici pourquoi je la trouve intéressante pour votre photographie.
Est-ce que le talent est inné ?
[spoilers] non
Pendant presque une génération les psychologues du monde entier ont débattu la question que la plupart des sociologues considèrent résolue depuis longtemps. Cette question est : est-ce que le talent inné existe ? La réponse évidente est oui.
Et pourtant quand sont analysés les plus grands talents du monde dans tous les domaines possibles, chez ceux qui ont la meilleure performance mondiale ("world class performers"), tous ont un point commun : 10 000 heures de pratique intensive, avec pour objectif de s’améliorer. On ne parle pas uniquement d’une pratique-loisir détachée, ou alors il y aurait des champions du monde du selfie (OH WAIT).
Un des exemples les plus étonnants concerne une étude menée sur des violonistes au début des années 90 par Anders Ericsson et deux collègues de l'Académie de Musique de Berlin. Cette étude sépare en plusieurs groupes des violonistes qui ont à peu près tous commencé au même âge de 5 ans. Les meilleurs ont tous le point commun d’avoir augmenté leur volume de pratique de 2-3 heures par semaine à 4-5 heures puis 7-8 heures, notamment parce qu’ils ont eu accès aux meilleurs écoles. Les meilleurs, à 20 ans, cumulaient TOUS environ 10 000 heures de pratique.
Ce qui est étonnant dans l’étude d’Ericsson est que lui et ses collègues n’ont jamais pu identifié des musiciens « naturels », qui vont sans effort jusqu’au sommet en pratiquant seulement une fraction de ce qu’ont fait les autres. Tout comme ils n’ont pas trouvé quelqu’un qui travaille autant ou plus que les autres et qui n’aient pas ce qu’il faut pour crever le plafond, qui n'aurait pas le talent nécessaire. Ce que montre leur étude est qu’une fois qu’un musicien a ce qu’il faut pour rentrer dans une école de musique, tout ce qui distingue un musicien d’un autre est la quantité de travail.
Toutes les disciplines sont concernées
Dans tous les domaines ces 10 000 heures se retrouvent : le sport, les arts, ou la programmation. Les grands patrons de la Silicon Valley sont tous nés entre 1951 et 1953 parce qu’ils ont eu accès pendant leur adolescence à des écoles qui avaient un matériel informatique rare pour l'époque qui permettait de passer leur pratique de la programmation de 20 Minutes par jour à 8 heures par jour, alors que tout le monde ou presque était bloqué à 20 minutes par jour. Ils ont eu un avantage, celui de pouvoir atteindre les 10 000 heures plus rapidement que les autres.
« Étude après étude, ce qui apparait est que 10 000 heures de pratique sont requises pour être un grand maître [NDLE : world class performer] dans n'importe quel domaine » écrit le neurologiste Daniel Levitin. Que vous soyez compositeur [NDLE oui l’exemple de Mozart prend un coup au passage], basketteur, romancier, pianiste, joueur d’échecs ou criminel, ce nombre revient encore et encore. Bien sûr, certains obtiennent plus de leurs sessions de pratique que d’autre, mais personne n’a trouvé de cas où un grand-maître a accompli son apprentissage en moins de temps.
10 000 heures = 10 ans - Si vous pratiquez quotidiennement
Attention, 10 000 heures est un chiffre énorme. Si vous le rapportez à la photographie, imaginons que vous arriviez à pratiquer 2 heures et demi par jour TOUS les jours de l’année, il vous faudrait 10 ans pour arriver à 10 000 heures. C’est gigantesque, faramineux, au début du chemin ça parait impossible. Bien sûr la pratique de la photographie ne se limite pas à la prise de vue. Édition, développement, assemblage, construction de projet, publication sont pour moi tous constituants de la pratique photographique. Mais tout de même, c’est vertigineux.
Je ne suis pas sûr d’avoir atteint mes 10 000 heures, mais je sais que je m’en approche. Pendant mes premières années, il y a 12 ans, ma pratique était parsemée, irrégulière. Mais pendant plusieurs années j’ai eu la chance de travailler intensément pendant des périodes prolongées. Plusieurs fois pendant 4 à 5 mois je travaillais 7 jours sur 7 avec une moyenne de 8 heures par jour entre des clients institutionnels, différents projets qui venaient jusqu’à moi et des voyages-photo. 4 mois à raison de 8 heures par jour, ça donne environ 1 000 heures.
Autre méthode de calcul : les premières années de photographie que je croyais intensives tournaient à 30 000 déclenchements par an. Quand je cherchais à démarrer mon activité professionnelle je posai la question à un photographe sur le Salon du Chocolat qui était professionnel depuis plus de 10 ans, sa moyenne était de 150 000 à 200 000 déclenchements par an. Chiffre que j'ai atteint pendant mes années professionnelles à Paris. Ça suppose d’avoir les clients pour, mais ça vous donne aussi une idée du volume de photos que vous avez à produire si vous voulez atteindre un grand niveau d’expertise.
Jamais satisfait
Fondamentalement, rien ne vous oblige à viser les étoiles, on peut aussi avoir pour ambition d’être un amateur éclairé qui sait faire un peu de photo. Si j’évoque ces éléments c’est aussi pour que vous ne soyez pas satisfait d’arriver simplement à réaliser quelques bonnes photos ou à travailler sur un projet. Je ne parle même pas de ceux qui restent bloqués sur la technique et la soi-disant performance de leur appareil photo. Vous n’iriez jamais dîner chez un restaurateur qui ne parlerait que de ses casseroles.
10 ans, c’est le tarif. Et même 10 ans après, le chemin ne s’arrête pas, ce n’est pas un statut que l’on gagne, ce n’est pas une médaille. C’est un questionnement permanent : comment vais-je pouvoir réaliser de meilleures photos ? À quoi pourrais-je avoir accès qui permettrait un projet original et intéressant ? Quelle photo ferait la meilleure couverture pour un livre ? Est-ce que j’arriverai à sortir un livre par an ?
Je me rends bien compte que j’ai pris confiance dans ma photographie, je sais où je veux aller pour mon travail personnel et je sais répondre à de nombreuses situations en commande. Je dois reconnaître qu’avoir réfléchi à un programme pédagogique et écrit sur la photographie depuis l’année dernière ont été particulièrement intéressants pour mes progrès. Cela m’a été permis parce que j’ai très peu de clients à Bahia et que j’ai pu y consacrer du temps, mais c’est une bénédiction pour ma photographie personnelle, je n’ai que trop vu des photographes professionnels corporate qui ne sortaient plus de livres ou ne réalisaient plus de projets d’exposition, accaparés par les commandes.
J’ai eu la chance, au début de mon chemin de photographe, plusieurs fois de pouvoir observer au quotidien des photographes professionnels qui avaient beaucoup plus d’expérience que moi. Le contraste était saisissant, et pas uniquement sur la confiance en soi. Il y a chez eux une certitude dans leurs gestes, ils savent ce qu’ils font, pourquoi et comment. Le meilleur exemple que j’ai en tête est lors de mon premier voyage en côte Amalfitaine. J’étais le 2ème photographe qui apprenait la destination avec un groupe mené par Hervé Hughes. Alors que j’avais déjà une certaine expérience en photographie, je n’ai pas pu passer à côté de la rapidité d’exécution d’Hervé et du volume de « bonnes » photos qu’il arrivait à produire.
Quelque soit l’endroit : plan large, plan moyen, plan serré, horizontale, verticale, portrait, détail, paysage, photo de rue, techniques créatives. Tout était fluide et exécuté avec une dextérité parfaite, Hervé est un maître qui a plus de 30 ans d’expérience. Ma seule réserve serait de ne destiner son travail qu’à la commande, un photographe d’agence aurait peut être tendance à ne produire que des « photos d’agence » en oubliant son travail personnel. Hervé n'est pas concerné, avec plus de 14 livres à son actif.
Pratiquez quotidiennement
Et pour vous ? Et bien c’est simple, il va falloir se retrousser les manches et faire des gammes. Manier un appareil photo est facile, produire régulièrement des grandes photos est une performance remarquable, presque impossible. Mais c’est possible. Comment ? En pratiquant tous les jours, au moins 1 heure par jour. Cela n’a pas besoin de n’être qu’une heure de prise de vues, la photographie est constituée de beaucoup d’autres éléments. Si votre travail ne vous le permet pas, utilisez vos trajets, ou vos pauses déjeuner. Un sandwich en 10 minutes et c’est parti pour 3/4 d'heure. Et puis les week-ends. J’aimais tellement mes week-ends consacrés exclusivement à la photographie. Je les aime toujours, ils ne m’ont pas quitté :)
If I knew what made a good photograph, I'd give up photography tomorrow
Martin Parr
Photo Genaro Bardy - La Ville Miraculeuse, New York, 2019